“La cuisine c’est un don de soi”
Premier grand chef à s’être engagé dans la promotion d’une alimentation bio et responsable au début des années 2000, l’Arlésien Jean-Luc Rabanel, deux étoiles au guide Michelin, revient sur les raisons qui l’ont conduit à faire ce choix essentiel. Une décision mûrie qui fait de lui un spécialiste reconnu et respecté.
Le Monde du Bio Gourmet – Vous êtes connu et reconnu comme le premier grand chef bio. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser au bio ?
Jean-Luc Rabanel – Je m’y suis consacré en 2000 qui est l’année où, après le scandale sanitaire de la vache folle et celui de la dioxine dans les volailles, le consommateur a commencé à porter sur le bio un regard différent. Il faut se souvenir qu’avant, le bio était montré le plus souvent du doigt par l’industrie agroalimentaire qui voyait dans la démarche une sorte de contre-pouvoir dérangeant. Il faut dire que le monde du bio avait un peu de mal à communiquer… Pour ce qui me concerne directement, c’est en voyant l’ignominie des produits que l’on me proposait de cuisiner dans mon restaurant que j’ai commencé par chercher. Je me suis questionné sur la nourriture, sur notre façon de manger ; j’ai pris conscience que le monde ne pouvait pas continuer sur cette voie.
LMBG – Ignominie… À ce point ?
JL.R – Oui complètement. Dans les années 70, on a décidé de donner de tout à tout le monde et de s’engager sur la voie de la consommation sans limites, sans règles : du saumon pour tous, du poulet tous les jours alors que dans nos fermes – je viens de la campagne – on en mangeait uniquement le dimanche et c’était un plat royal. Ces animaux demandaient quand même 146 jours d’élevage et coûtaient une certaine somme. Le saumon, on en prenait une fois par an, le jour de Noël et encore, on mettait beaucoup plus de garniture tout autour du saumon poché qui à l’époque, coûtait 89 francs le kilo ! Il m’a donc semblé logique, à mon petit niveau, de faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard.
LMBG – Avez-vous été tout de suite compris ?
JL.R – Non. En 2000, je me suis un peu marginalisé du fait que je prônais une alimentation différente. Je pensais – et je pense toujours – qu’il faut arrêter de surconsommer de la viande et du poisson car la nature ne peut pas fournir ces aliments à profusion sans faire de graves concessions sur la qualité. Je ne suis pas contre la viande ou le poisson, mais je pense qu’en manger tous les jours est un non-sens. Je me suis intéressé au végétal et j’ai fait évoluer ma cuisine en y mettant du sens, une forme d’éthique. C’était la naissance du label Ecocert et avec William Vidal, son président, on a beaucoup réfléchi sur le cahier des charges, produit par produit.
LMBG – À quoi ressemblait le monde de la restauration bio à cette époque ?
JL.R – À pas grand-chose ! Je suis parti à la découverte d’un grand nombre de restaurants qui proposaient du bio et là, ça a été pour moi une grosse déception : en dehors du tofu, des graines germées et des céréales disposées dans des grands saladiers, un peu à la baba cool, il n’y avait rien et principalement du végétarien. Sans aller jusqu’à la gastronomie, on était déjà très loin de la cuisine appliquée. Il s’agissait d’une petite niche, d’établissements militants qui se découvraient entre copains. Il m’a semblé que la philosophie bio qui était promue par une partie du corps médical méritait qu’en cuisine on fasse un effort. D’abord parce qu’il s’agit selon moi d’une question sanitaire de première importance – on sait que le corps ne digère pas les molécules chimiques – et ensuite d’une question de goût.
LMBG – Cette question du goût nous semble essentielle.
Pensez-vous que les produits bio sont meilleurs ?
JL.R – Meilleurs que les produits transformés et vendus par une majeure partie de l’industrie agroalimentaire, les gros faiseurs, oui !
J’ai été élevé comme je vous l’ai dit à la campagne, et sans faire dans la nostalgie, je suis bien obligé de constater que je ne retrouve plus dans la production industrielle, les goûts de mon enfance. Le goût d’un légume ou d’un fruit qui a poussé sans chimie, le goût de la cueillette mais pas seulement : celui de l’effort aussi. De la personne qui se baisse pour ramasser un haricot quand il est mûr, un haricot vert qui n’a rien de commun avec celui issu de graines transgéniques et ramassé à l’autre bout de la planète, légume que l’on fait séjourner dans des salles où l’on balance du gaz stabilisant avant de l’expédier chez nous plusieurs jours – quand ça n’est pas plusieurs semaines – après sa récolte. On ne le dit pas assez, mais un légume sorti du sol perd en 24 heures, 50 % de ses vitamines et sels minéraux. Et il continue de perdre ses nutriments à hauteur de 52 % chaque jour filant. Cela revient à manger des haricots verts qui n’en sont plus finalement ; ils n’en n’ont ni les qualités nutritives originelles, ni le goût !
“Le bio c’est d’abord une éthique et il manque un cahier des charges qui puisse s’imposer à l’international.”
LMBG – Comment expliquez-vous que vous êtes aujourd’hui encore si peu nombreux à votre niveau, à porter en cuisine l’étendard du bio ?
JL.R – Comme pour toute chose, il faut en avoir envie, il faut avoir des convictions. Après, il faut aussi avoir une culture qui ne soit pas que théorique, apprise dans les livres. La cuisine est un acte de passation qui se transmet, c’est un don de soi.
LMBG – On entend de plus en plus souvent parler de bio à deux vitesses. Qu’en pensez-vous ?
JL.R – Si vous faites allusion à la grande distribution, c’est malheureusement une réalité. Le bio c’est d’abord une éthique et il manque un cahier des charges qui puisse s’imposer à l’international. Il y a bien un label européen – il n’est pas suffisant – mais nous n’importons que très peu de bio d’Europe. On se fournit plus loin, malheureusement sans aucun contrôle. Ce qui était un contre-pouvoir se retrouve aujourd’hui partout, sur tout ce qui est vendable, vivant ou mort. La grande distribution dénature – alors que rien ne l’y oblige – l’esprit originel du bio.
LMBG – On vous sent sévère…
JL.R – Oui parce que je constate qu’à chaque scandale alimentaire, la grande distribution et l’industrie agroalimentaire nous disent qu’on ne les reprendra plus, qu’un texte de loi est voté… et qu’à chaque fois les bonnes résolutions sont contournées. Elles continuent à nous faire avaler ce qu’elles veulent. Il faut un vrai changement comportemental et général.
Propos recueillis par Bruno Lecoq