Comment faire les justes choix
En épicerie fine, la mise en place d’un rayon charcuterie n’a de sens que si l’assortiment proposé se distingue clairement de celui du supermarché voisin. Tel est le cas pour le jambon, produit star s’il en est, où la sélection doit se faire déjà à partir d’une règle simple : le haut de gamme, voire le très haut de gamme sinon rien. Mais comment bien naviguer dans cet univers à la fois riche et complexe ? En commençant par intégrer deux ou trois principes clés…
Sur quelles bases construire un bel assortiment de jambon ? Sur quels critères légitimer un positionnement premium ? Quelles sont les spécificités d’un Parme comparé à l’Ibérique ou au Bayonne ? Qu’est-ce qui distingue un jambon cru d’un jambon sec* ? Existe-t-il des spécialités de jambon blanc ? Et cetera, et cetera. Autant de questions parmi d’autres que peut se poser un épicier fin plus ou moins bien averti le cas échéant, lorsqu’il envisage l’ouverture d’un rayon de jambons. Des éléments de réponse existent, qui permettent de décider en meilleure connaissance de cause.
L’embarras du choix…
En matière de tradition charcutière, on le sait, le Vieux Continent a son triangle d’or : Italie – France – Espagne. Le jambon n’échappe pas au constat et si l’on retrouve en Belgique (jambon Ganda du terroir gantois), en Suisse (la Borne AOP des cantons de Vaud et Fribourg, jambon cuit de l’Emmenthal bernois, jambon du Valais IGP), en Autriche (jambon cru Vulcano de Styrie, speck IGP Alto Adige du Sud-Tyrol), en Tchéquie (jambon de Prague) et bien sûr en Allemagne (jambon cru fumé de la Forêt-Noire, jambon blanc de Mayence) des spécialités de belle renommée, ce sont bel et bien ces trois pays qui occupent le devant de la scène. Quantitativement, qualitativement, culturellement.
L’Italie pour commencer. Dans le monde entier, Parme continue de cannibaliser en grande part l’image du jambon italien et pourtant, c’est bien sous le signe de la diversité – de terroirs, de recettes, de goûts, de savoir-faire – qu’il faut aborder l’ensemble de la production transalpine. D’ouest en est et du nord au sud, une douzaine d’appellations sous DOP (l’équivalent de nos AOP) ou IGP illustrent cette richesse d’offre, auxquelles il convient d’ajouter diverses spécialités régionales comme le jambon cru de Faeto typique du nord des Pouilles, le jambon cru de porc noir des Nébrodes (montagnes du nord de la Sicile), le Cinta Cenese de Toscane et autres jambons du Molise dans le sud de la péninsule. Il y a donc une vie au côté de Parme.
Même sentiment d’abondance en France où il n’est pas une région qui n’affiche sa propre histoire, sa propre interprétation du produit : en Vendée avec le jambon fumé, en Corse avec le Risuttu, en Savoie, en Gascogne (jambon de Chalosse), dans le Massif Central (jambon de Lacaune, jambon cul noir limousin, jambon au foin), en Lozère, dans les Vosges
(voir encadré sur la renaissance du jambon de Luxeuil), en pays catalan (jambon de Cerdagne), sans omettre bien sûr Bayonne qui s’adjuge à lui seul 20 % des ventes nationales, et les autres fleurons du Pays basque (Kintoa, Noir de Bigorre, jambon fermier Manex). Inventaire qui n’est surtout pas exhaustif.
Dernier volet du triptyque, l’Espagne, premier producteur mondial de jambons secs. Avec d’un côté la méga famille des Serrano (40 millions de pièces/an) et de ses trois autres appellations satellites de jambons affinés de porc blanc (Seron, Trevélez, Teruel). Et de l’autre, l’Ibérique (3,8 millions pièces/an) porté par le plus célèbre et le plus cher de la catégorie : l’incomparable Pata Negra Bellota, ainsi dénommé parce que les porcs ibériques aux sabots noirs, élevés à l’air libre, ont une alimentation exclusive à base de glands (bellota). À savoir que la France est le premier marché export de jambons Bellota.
Règle n° 1 : privilégier les productions artisanales
Face à cette profusion, se pose donc pour l’épicier fin le problème du juste choix. Autrement dit, celui qui donne à son étal une personnalité à la fois distinctive, haut de gamme et porteuse d’une image de spécialiste. Les productions très industrialisées (Serrano d’une façon quasi générale, Parme et Bayonne pour les produits d’entrée de gamme) peuvent d’autant moins y prétendre qu’elles sont majoritairement préemptées par la grande distribution.
Il faut donc aller chercher ailleurs, et en l’occurrence du côté des artisans indépendants : “Nous ne sommes pas du même monde et nous ne faisons pas non plus le même métier, explique Cédric Bergez, autoproclamé « artisan charcutier exigeant » (sic), à la tête de la maison bayonnaise Aubard. Il faut du temps pour qu’un jambon atteigne une qualité optimale et justement, à l’inverse des industriels nous ne comptons pas notre temps…” Le respect du terroir, la sélection de la matière première et la priorité donnée à cet égard aux races rustiques autochtones, l’alimentation adaptée, l’affinage longue durée et, last but not least, le savoir-faire du salaisonnier : autant de paramètres qui sont par suite sources d’excellence. “Plus le jambon vieillit, plus il monte en qualité, plus sa viande est persillée et riche en bon gras, plus ses saveurs s’affinent”, confirme non loin de là Marianne Sage, à Sare très précisément. Avec son mari Tristan, elle dirige la maison Arka, fervent promoteur de l’AOP Kintoa, valeur montante du moment dans l’univers des jambons secs. Pour elle comme pour tous ceux qui ont l’amour de leur produit, le positionnement haut de gamme a une réalité qui n’est pas négociable. Ce n’est sûrement pas l’épicier fin qui la contredira.
(1) Réponse : le temps de séchage d’une part, de 2 à 4 mois maximum pour le jambon cru contre 120 minimum pour le jambon sec lambda, et l’intensité du salage d’autre part, forcément plus marqué côté jambon sec puisqu’il est affiné plus longtemps. D’où au final, des saveurs plus riches et plus complexes que pour le cru.
À l’est, le renouveau…

C’est un pur produit du terroir comtois qui revient de loin, au sens propre comme au sens figuré. Par son historique tout d’abord. Car si c’est en 1810 qu’ont été officialisés les éléments constitutifs de la marque “Jambon de Luxeuil” (origine de la viande, recette, etc.), les traces de sa fabrication remontent aux Séquanes, peuple gaulois installé jusqu’au début de notre ère dans l’actuelle Franche-Comté. Et pourtant, à la fin 2016 cette spécialité ancestrale a failli être rayée la carte ; la dernière entreprise charcutière luxovienne décide en effet d’en arrêter la production, trop exigeante et trop confidentielle aux yeux des dirigeants.
C’était sans compter sur l’engagement du premier édile, Frédéric Burghard, pour qui tirer un trait sur ce fleuron du patrimoine culinaire régional était inconcevable. Sensibiliser, mobiliser, promouvoir, pérenniser : sous la houlette du maire, le plan de relance et même de sauvetage est arrêté. Un artisan charcutier du Val-d’Ajol, Arnaud Daval, est le premier à y adhérer, et dans la foulée est créée en 2018 l’association Artisans du Jambon de Luxeuil que rejoignent illico quatre ou cinq autres charcutiers du cru. De nouveau ancrée dans une dynamique de territoire, l’histoire peut reprendre son cours.
Avec à l’appui une recette légèrement retoilettée – frottage à la main au sel sec à l’ancienne, aromatisé hier au seul vin rouge d’Arbois, peut accepter aussi un rouge IGP de Haute-Saône – le jambon de Luxeuil, et à travers lui le porc IGP de Franche-Comté, apporte une touche originale sur la palette des jambons secs : une onctuosité et une douceur particulières, une croûte extérieure d’un brun clair, un contour intérieur de gras blanc limitant une viande de teinte rosée à rouge. En 2025, ils sont une dizaine de charcutiers à avoir intégré le mouvement avec à la clé, une production de quelque 5 000 pièces de plus en plus axée sur le haut de gamme (Grande Réserve, 11 mois minimum d’affinage, environ 50 €/kg). Tous les clignotants sont au vert et en 2022, c’est d’ailleurs ledit jambon qui a permis à Luxeuil-les-Bains de décrocher le label Site Remarquable du Goût, avant d’aller chercher sans doute demain, la reconnaissance sous IGP. Le seul souci du moment en fait, c’est un niveau de production qui peine à répondre à la demande, d’où la recherche de nouveaux artisans intéressés par le sujet. Comme la rançon d’un succès apparemment retrouvé, mais sur lequel il ne s’agit surtout pas de s’endormir.
Assortiment : Trois origines incontournables
Le “made in Italy”
Difficile de concevoir une offre de jambons sans faire un peu de place au fameux Prosciutto. Dans le monde entier, c’est l’Émilie-Romagne et sa signature vedette Parme (la couronne ducale à cinq pointes, marquée au fer rouge à même la couenne) qui portent haut les couleurs italiennes. Mais pour autant, nombreux sont d’autres terroirs à offrir des produits sous DOP ou sous IGP qui, à tous points de vue, n’ont rien à lui envier : le Vallée d’Aoste (jambon des Bosses), le Frioul (San Daniele), le Piémont (Cuneo), les Marches (jambon Carpegna), la Calabre (jambon San Lorenzo Bellizzi) ou l’Ombrie (Norcia) témoignent entre autres de cette richesse. La seule vraie difficulté pour un épicier fin est de savoir faire le tri
entre les productions industrielles – le risque est évidemment plus important pour le Parme – et les maisons qui d’une région à l’autre, perpétuent les valeurs du savoir-faire artisanal.
Les filières Pays basque
Si le Bayonne et ses quelque 900 000 pièces/an est de loin le numéro 1 des ventes de jambon sec en France, son image par trop industrielle et un rien galvaudée n’a pas forcément la préférence des beaux commerces alimentaires, à l’exception bien sûr des produits de prestige ou grand cru affinés trois ou quatre fois plus longtemps que le minimum requis par l’appellation. Certains ont contourné l’écueil en installant au sein de l’IGP d’autres démarches, cahier des charges exigeant à l’appui. Exemple, la marque Ibaïama créée en 1985 par la Maison Montauzer au côté de trois éleveurs et de deux autres artisans charcutiers de la région (Mayté, Louis Ospital). Mais hors Bayonne, les filières basques offrent aussi de véritables pépites comme le jambon de Kintoa AOP, 24 mois d’affinage minimum, proposé désormais par cinq artisans transformateurs (11 000 pièces/an) ou, à la lisière basco-béarnaise, le Noir de Bigorre AOP, tous deux à base de porc ibérique, tous deux positionnés en premium, tous deux enfin réputés compter parmi les meilleurs jambons d’Europe.
L’Ibérique

Il ne représente que 7 % de la production espagnole de jambon sec mais c’est bel et bien l’Ibérique et ses quatre appellations associées (Jabugo, Los Pedroches, Guijuelo, Extemadura) qui donnent au jambon ses plus belles lettres de noblesse. Et ce à l’échelle mondiale. Nec plus ultra de la catégorie, le Pata Negra Bellota est le seul à être à 100 % de race ibérique pure, pedigree qui lui confère une qualité de viande et des saveurs uniques. La production de Bellota ne dépasse pas 400 000 pièces/an et son prix est celui de la rareté, elle-même liée à la durée requise pour l’affinage (40 mois minimum le plus souvent) : de 50 à 90 euros le kilo en moyenne, plusieurs centaines d’euros dans certains cas. L’étiquette noire est le signe de reconnaissance du Pata Negra Bellota, les autres variétés d’Ibérique (étiquette blanche, verte ou rouge) étant nettement moins coûteuses puisque résultant de croisement de races à croissance plus rapide avec des méthodes d’alimentation et d’affinage également différentes.