“Remettons les saisons à leur place”
Très remonté contre l’agriculture intensive et les dégâts causés par l’emploi déraisonné de pesticides qui menacent le bio dans son intégrité, le chef 3 étoiles de L’Arpège nous invite à revenir à l’essentiel : aux méthodes de production naturelle et au respect des saisons.
Le Monde de l’Épicerie Fine – Le bio est de plus en plus au coeur des préoccupations des consommateurs qui en redemandent. Est-ce une évolution qu’en tant que chef vous aviez pu pressentir ?
Alain Passard – Oui, il y a longtemps que l’on est làdessus. J’ai acheté trois fermes il y a vingt ans pour justement me consacrer à une alimentation 100 % naturelle… Mais malheureusement, le mot bio ne veut plus rien dire. Si je prends le cas de notre potager d’Évreux par exemple, nous avons 3,5 hectares et nos jardiniers ont une main qui est 100 % naturelle mais notre voisinage traite à outrance. Donc on en prend par-dessus et par-dessous !
LMEF – Vous êtes donc forcément concerné par le débat sur les pesticides ?
A.P – Bien sûr. Il faut absolument que vous alliez voir le film avec Guillaume Canet “Au nom de la terre”. Je l’ai vu tout récemment en avant-première et cela va faire du bruit ! C’est l’histoire vraie d’un agriculteur qui se suicide par désespoir…
LMEF – Cinq grandes villes dont Paris viennent de s’engager contre l’utilisation de pesticides sur le territoire. Est-ce utile ?
A.P – C’est évident… Il faut arrêter tout ça et bien comprendre que l’on parle santé !
LMEF – Quand on parle d’un bio à deux vitesses, est-ce que cela évoque quelque chose pour vous ?
A.P – Je vous le dis, ce mot ne veut plus rien dire ! En mer, le problème est identique. Quand je vois un bar sauvage pêché à la pointe Bretagne, je n’ai pas davantage de certitudes ; on ne connaît pas la qualité de l’eau et c’est redoutable.
LMEF – Au-delà du bio, de nouvelles valeurs comme le commerce équitable, les circuits courts, la production écoresponsable ou durable semblent prendre également plus d’importance. S’agit-il de valeurs auxquelles vous faites attention à titre personnel et en tant que chef ?
A.P – Oui, c’est totalement autre chose et c’est important d’essayer de travailler localement. Quand je vais dans des endroits comme La Grande Épicerie de Paris et qu’à Noël j’y trouve des cerises en provenance du Chili ou du Pérou, c’est qu’il y a un problème. Essayons de travailler saison : une tomate se trouve
dans un jardin entre les mois de juillet et octobre et il n’a jamais été écrit qu’il fallait que l’on en trouve dans nos assiettes en janvier ! C’est important d’avoir des rendez-vous de saison pour son alimentation. La proximité aussi est importante, nos potagers sont proches de Paris.
LMEF – Comment définissez-vous votre mode de culture en fruits et légumes ?
A.P – C’est du 100 % naturel et sans traitement, et croyez-moi, à notre petit niveau on obtient des fruits et légumes qui sont magnifiques ! Pour y parvenir, j’ai mis en place une vraie brigade dirigée par un premier jardinier qui s’appelle Sylvain Picard, un garçon que j’ai rencontré il y a vingt ans et qui chapeaute aujourd’hui tous nos jardins. Nous avons presque huit hectares cultivés et nous sommes onze et demi à les travailler. Onze salaires et demi pour une production de soixante tonnes en fruits et légumes destinés au restaurant et aux paniers.
LMEF – Les consommateurs sont de plus en plus préoccupés par la qualité et l’intégrité des produits qu’ils consomment. Est-ce que cela fait partie des conversations dans un trois étoiles ?
A.P – Dans des maisons comme les nôtres, quand vous posez quelque chose sur la table, il faut que le produit ait une histoire, un passeport, que l’on sache d’où il vient, que l’on connaisse tout de lui et du savoir-faire du petit producteur qui en est l’auteur… Que ce soit des légumes pour un maraîcher, un poisson pour un pêcheur, une farine pour un céréalier… tout doit avoir une histoire. On est dans le pays de la gastronomie, des grands vins et des grands fromages et on nous apprend aujourd’hui que la France est approvisionnée par des pays comme la Hollande. On marche sur la tête ! Et nos terroirs ? Que s’est-il passé pour qu’un pays comme le nôtre soit obligé de passer par des pays qui nous envoient des produits très médiocres cultivés hors sol et hors saison avec des traitements très appuyés. J’ai du mal à comprendre que l’on nous invite encore à nous abreuver en plein hiver avec une tomate ! En hiver, je me réchauffe avec une bonne soupe de céleri rave ou de panais… Remettons les saisons à leur place !
Propos recueillis par Bruno Lecoq