@Matthieu-Cellard

Franck Derouet

Associé au chef sommelier Thomas Lorival, Franck Derouet a repris le Clos des Sens à Annecy-leVieux le 3 janvier 2023. Il nous raconte comment Laurent et Martine Petit, anciens propriétaires de ce 3 étoiles, ont préparé leur succession et il nous parle de sa cuisine végétale et lacustre…

Le Monde de l’Épicerie Fine – Le Clos des Sens est triplement étoilé depuis 2019 ; pouvez-vous nous raconter l’histoire de cette transmission ?

Franck Derouet – Oui, c’est d’ailleurs une première dans l’histoire des 3 étoiles Michelin où jamais un chef propriétaire n’avait transmis son affaire à ses employés. Nous avons été un peu surpris que cela se fasse si vite – six mois après la consécration – mais Laurent Petit n’a pas d’enfant et comme il avait atteint son but, son dernier rêve était de réussir sa transition. Avec lui et son épouse Martine, nous avons pu ainsi nous préparer pendant un peu plus de trois ans. Et d’autant mieux que peu de temps après cette proposition le Covid est arrivé. Pour nous, cela a été assez constructif parce qu’avec Thomas Lorival, on s’est mis dans une position de directeurs : il a fallu que l’on trouve des solutions pour ne pas s’endormir et nous avons initié plusieurs choses durant cette période où nous avons pu prendre nos responsabilités dans l’entreprise.

 

LMEF – On imagine que le financement a été facile à trouver ?
F.D – On s’est tout de suite fixé pour objectif d’avoir des résultats suffisamment solides pour que les banques nous suivent sans problème… Et comme nous étions déjà dans l’entreprise, Thomas depuis six ans et moi depuis onze ans, cela a vraiment séduit les banques qui auraient sans doute été plus prudentes face à une transmission à des inconnus venus d’ailleurs. On a gardé tous les acteurs qui sont autour du Clos des Sens depuis des années, cabinet comptable et autres…

 

LMEF – Quel avait été votre parcours avant de rejoindre le Clos des Sens en 2011 ?
F.D – J’ai fait pas mal d’établissements internationaux et j’ai travaillé dans beaucoup de structures qui n’avaient rien à voir avec la taille plutôt familiale du Clos des Sens, hormis peut-être chez Georges Blanc qui est dix fois plus grand. Thomas Lorival a fait tout son parcours uniquement dans des maisons étoilées.

LMEF – Comment définissez-vous votre maison ?

F.D – Le Clos des Sens c’est une maison gastronomique, à taille humaine, une maison où les gens cassent leur tirelire pour venir manger mais ce n’est pas une maison luxueuse : on fait abstraction de tout ce qui brille. Dans la cuisine on n’utilise ni caviar ni homard.

 

LMEF – Votre carte est atypique dans ce sens où elle est “végétale et lacustre”. Pourquoi ?
F.D – Parce que l’on veut vraiment mettre en avant les trois lacs qui nous entourent. On n’a rien contre le monde carné, on ne bannit pas la viande qu’on utilise encore pour agrémenter nos légumes de différentes façons, seulement, on met en évidence notre environnement dont les lacs : celui du Bourget, d’Annecy et le lac Léman. Cela fait différents poissons, des écrevisses et des fruits et légumes avec tous les maraîchers qui sont autour. L’absence de volaille surprend encore quelques personnes, celles qui ne se sont pas demandé ce que voulait dire l’inscription “cuisine végétale et lacustre” que nous avons placée sur notre devanture.

 

LMEF – Depuis 2018, votre maison dispose d’un jardin en permaculture de 1 500 mètres carrés aux 200 aromates, légumes, fruits, fleurs et plantes. Êtes-vous complètement autonomes de ce côté ?
F.D – Non et ce n’est pas le but recherché parce que c’est en rencontrant les pêcheurs, les producteurs et les cultivateurs que nous viennent des idées de création en cuisine. Je pense sincèrement que si nous étions autonomes à 100 %, on se priverait de partages, d’échanges et de rencontres et cela ferait que nous serions renfermés sur nous-mêmes…

 

LMEF – En tant que chef, est-ce que ce jardin vous a appris quelque chose ?
F.D – Il nous en apprend tous les jours ! Du jour au lendemain le jardin évolue, il change : on découvre une graine, une fleur, un pistil ou un bulbe. Tout le monde à l’idée de ce que peut être un poireau sur l’étalage d’un primeur, mais quand vous l’avez dans un jardin, il a des racines et bien davantage car ce jardin nous permet de faire pousser quand nous le souhaitons, les plantes au-delà du terme auquel un agriculteur les récolterait ; cela nous permet de voir la floraison, d’utiliser des fleurs, les graines…

 

LMEF – Comment faites-vous pour vous renouveler en ayant réduit le champ des ingrédients possibles ?
F.D – C’est toujours dans la contrainte que l’on trouve les solutions, que l’on écrit les plus belles histoires, que l’on se découvre soi-même. Les limites que nous nous sommes fixées nous permettent d’aller beaucoup plus en profondeur avec ce que l’on a autour de nous. De ce fait, nous sommes devenus les spécialistes du poisson de lac que nous travaillons comme le cochon, c’est-à-dire en utilisant tout : le filet, l’arête, la tête, les écailles…

 

LMEF – Vous avez mis en place un menu associant mets et jus. De quoi s’agit-il exactement ?
F.D – On a une culture du vin en France qui est très forte, la grande majorité des gens boivent du vin. Mais par les temps qui courent, ils font aussi un peu plus attention à leur santé. Plutôt que de les laisser sur la touche avec un verre d’eau, nous leur proposons une boisson non alcoolisée qui une vraie création en parallèle du plat. Il y a de l’extraction, des jus, de l’infusion, de la fermentation : les gens adorent.

 

LMEF – Un message à faire passer aux personnes qui ne vous connaissent pas encore ?
F.D – Oui, leur dire que le plus important pour moi aujourd’hui c’est de mettre en avant la collégialité. On veut vraiment travailler dans cet esprit pour que nos employés se sentent intégrés, utiles, reconnus et gratifiés. On ne veut pas d’un discours qui soit ultraégocentrique autour d’un chef. Je n’ai pas dans l’esprit d’avoir ma photo sur la devanture du restaurant, je n’ai pas dans l’esprit de dire “moi je” : je viens du monde salarial et je prône la collégialité.

Propos recueillis par Bruno Lecoq

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