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La moutarde : graine de stars en épicerie fine

Longtemps basique et populaire, la moutarde est devenue aujourd’hui raffinée et audacieuse. Les épiciers fins y puiseront avec plaisir toute une gamme de textures et de saveurs pour satisfaire et surprendre la clientèle la plus exigeante. « Le Royaume des cieux est semblable à une graine de moutarde », écrit saint Mathieu dans son Évangile. Avec une telle introduction, on comprend vite que la moutarde a un rang à tenir… ce dont elle s’acquitte grâce à de talentueux producteurs.Bien installée sur la troisième place du podium des épices et condiments les plus consommés au monde, la moutarde est sans conteste la star de la famille. Il faut dire qu’elle fait preuve d’imagination. Les rayons des épiciers proposent des dizaines de moutardes aux saveurs surprenantes : curry et noix de coco, figues, truffes, cassis… « Depuis une quinzaine d’années, elle s’est débarrassée d’une image de produit populaire et un peu “terne” », commente Alain Léon, fondateur de Savor & Sens, marque de référence de l’épicerie fine en bio.

On estime d’ailleurs qu’un Français en consomme plus de 700 grammes chaque année avec une préférence pour les nouvelles saveurs. « La vente des moutardes classiques, moutarde de Dijon ou à l’ancienne, est stable, celle des moutardes aromatisées est en croissance régulière », précise Marc Désarménien, dirigeant de la moutarderie Fallot, entreprise familiale indépendante créée à Beaune en 1840, l’une des rares à fabriquer encore sa moutarde par broyage des graines à la meule de pierre.

Toutefois, la moutarde de référence demeure celle de Dijon. En 1752, le Dijonnais Jean Naigeon eut l’idée d’utiliser du verjus plutôt que du vinaigre jusqu’alors incontournable dans la fabrication de la moutarde, signant ainsi sa spécificité. La moutarde de Dijon n’est pourtant pas une appellation protégée. En 1937, un procès opposa moutardiers parisiens et dijonnais sur le droit à cette dénomination, et la Cour de cassation statua qu’elle ne correspondait pas à un terroir. Cette « simple recette » est aujourd’hui encadrée en Europe par un code de bonnes pratiques.

Quoiqu’il en soit, si la moutarde est devenue un condiment mondial, elle n’en reste pas moins un produit typiquement français. « Nous avons un savoir-faire unique et nul autre pays ne peut s’enorgueillir de posséder autant de sortes de moutardes », confirme Françoise Decloquement, auteure du Petit traité savant de la moutarde, publié chez Équinoxe. Une particularité qui, selon l’experte, s’explique par notre amour pour la gastronomie et les réglementations qui, dès le XIIIe siècle, ont tiré la qualité vers le haut.

Pour preuve, plus de 90 000 tonnes de pâte à moutarde sont élaborées chaque année en France, dont 71 000 tonnes de moutarde de Dijon, selon la Fedalim, pôle de fédérations ou syndicats professionnels de l’industrie alimentaire. L’organisme précise que plus d’un tiers est exporté et que trois des quatre principaux producteurs sont bourguignons : Unilever avec Amora Maille, l’Européenne de condiments (Kühne) et Reine de Dijon (Develey). Le dernier, Charbonneaux-Brabant, est situé à Reims. Selon la Chambre d’agriculture de Côte-d’Or, les entreprises bourguignonnes fournissent à plus de 85 % la production nationale.

Moutarde et cocarde. La moutarde est une plante herbacée de la famille des crucifères. Les graines se cachent dans la silique – son fruit sec. Elles sont récoltées juste avant maturité afin d’éviter leur dispersion lorsque les gousses éclatent. On recense une quarantaine d’espèces de moutardes à travers le monde. La noire (Brassica nigra), la brune (Brassica juncea) et la blanche ou jaune (Sinapis alba) sont les trois plantes exploitées pour le condiment. Aujourd’hui, plus de 80 % des graines utilisées pour la fabrication de la moutarde de Dijon proviennent du Canada. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la culture de la moutarde a déserté nos champs au profit de productions plus rentables. Toutefois, au milieu des années 90, les producteurs bourguignons ont relancé la culture d’une graine locale (5000 ha plantés à ce jour). Celle-ci leur a permis de créer la « Moutarde de Bourgogne», estampillée IGP (Indication Géographique Protégée) et exclusivement fabriquée depuis 2009 par des producteurs sélectionnés avec des graines de la région et du vin blanc aligoté de bourgogne. Une moutarde très haut de gamme qui relance les acteurs du tissu économique local : on applaudit !

Moutures de moutarde : Les graines de moutarde sont précieuses. Pour produire 1 kg de condiment, il en faut plus de 500 000. Une fois collectées et nettoyées, elles sont trempées dans un liquide de dilution (vinaigre de vin, d’alcool ou de cidre, du jus de raisin vert, jus et moût de raisin, vin). Cette étape révèle le piquant (l’allylsénévol) des graines, qui sont ensuite broyées et tamisées, sauf pour la moutarde à l’ancienne. La dernière étape, le malaxage, homogénéisera la pâte. Certains chercheurs situent l’apparition de la moutarde en Afghanistan, d’autres en Inde ou en Chine. On trouve trace de sa culture au moins 3000 ans avant J.-C., dans les civilisations égyptienne, grecque, romaine et chinoise, mais son origine géographique reste un mystère puisque, selon certains spécialistes, différentes espèces sont vraisemblablement apparues plus ou moins simultanément en plusieurs points du globe. Dans l’Antiquité, Pline l’Ancien, Pythagore et Hippocrate louent ses vertus médicinales : antidouleurs, antipoison, apte à guérir les affections de l’estomac et capable de galvaniser la libido des dames ! « La date d’invention de la moutarde comme “pâte condimentaire” est également inconnue faute de traces écrites irréfutables, ajoute Françoise Decloquement.

Choix de l’épicier : Difficile de se plaindre devant tant de choix, mais, pour l’épicier fin, construire sa gamme peut relever du casse-tête. « Généralement, le client n’entre pas pour acheter une moutarde, souligne Alexandra Blanchet de Puthod, qui tient Tomat’s Epicerie Fine (Paris). C’est un produit ajouté “en plus” dans le panier ou intégré dans un coffret cadeau. » Il faut donc séduire le client avec des moutardes inédites. Marc Désarménien vous livre quelques astuces pour identifier une moutarde premium. « La bonne moutarde de Dijon se reconnaît à sa couleur jaune assez vive. Plus elle est industrielle, plus elle est brunâtre. Une moutarde réussie est onctueuse, jamais liquide. Lorsqu’elles sont aromatisées, prêtez attention aux pourcentages des matières nobles incorporées. Enfin, en bouche, les meilleures moutardes ne laissent pas paraître d’oxydation, ce goût ferreux désagréable. »

Avoir goûté et apprécié chaque produit que vous proposez à la clientèle ne suffit pas. « Certaines saveurs peuvent dérouter et détourner de l’achat coup de cœur », souligne Philippe George, qui tient A la bonne épice, à Sélestat (Bas-Rhin). Une moutarde au pain d’épices ou à la mangue et graine de lin se vendra mieux si l’épicier indique que la première fera merveille avec un magret de canard et la seconde avec une côte de porc ou un pavé de saumon… « C’est aussi à nous
de faire comprendre qu’une bonne moutarde aura plus de succès qu’une mauvaise tapenade de Provence, même si le nom sonne mieux ! » s’amuse l’épicier.

La plupart des professionnels conseillent de faire évoluer sa gamme selon les saisons. Aux beaux jours, les moutardes saveurs ail, poivron, basilic, provençale, citron, olives. En hiver, celles aux cèpes, truffes, châtaignes ou noix. Le rayon se construit d’abord autour des saveurs, mais il serait dommage de se priver de jouer avec la gamme de couleurs de ce produit : jaune au naturel, orangée pour celles aux piments d’Espelette, rouge pour les moutardes au cassis ou au poivron, pourpre pour celles au moult de raisin, verte lorsqu’elles se parent d’estragon, basilic ou d’absinthe… Les épiciers ont un rôle essentiel à jouer aux côtés
des producteurs pour continuer à faire redécouvrir cette tradition française qui a su se réinventer.

Olivier Van Caemerbeke

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