Longtemps, la cuisine anglaise semblait aller de soi, avec un résultat négligeable, couronné par une exécrable réputation, du moins en France, où l’on se moque des gelées vertes et roses qui sont dans toutes les mémoires.
A nous les petites Anglaises, film culte, léger et mordant, avait fait le tour du problème. Mais les Français n’étaient pas les seuls à avoir une piètre opinion des habitudes alimentaires de nos voisins d’outre-Manche. Un brin provocateur, l’Irlandais George Bernard Shaw (prix Nobel de littérature 1925) affirmait déjà : « Si les Anglais peuvent survivre à leur cuisine, ils peuvent survivre à tout. » Au milieu des années 1930, Margaret halsey, une Américaine, épouse d’un professeur invité à l’université d’Exeter, notait encore : « Quoi que vous puissiez penser, il est possible de manger les fonds de tarte anglais. Les Anglais les mangent, et quand ils se lèvent et qu’ils s’en vont, ils sont à peine courbés. On peut donc les manger, mais il est absolument clair que ce faisant on ne cède pas à la gourmandise. »
Dans les villes austères des Midlands de l’Ouest, la journée commence par le breakfast, servi avec des œufs brouillés, du bacon, des saucisses, des galettes d’avoine (scones, cookies), du porridge, des kippers (harengs fumés) et des toasts à la marmelade d’orange ou bien garnis d’une pâte à tartiner appelée lemon curd. Le déjeuner sera réduit à quelques sandwichs consommés sur le lieu de travail ou au fish and chips (friture de poisson et pommes de terre frites). Le dîner, servi à 19 heures, est un high tea comparable au breakfast matinal ; là encore le lemon curd est sur la table. Au souper, pris aux alentours de 22 heures après une sortie, en de rares occasions, on débouche une bouteille de bordeaux pour accompagner le rosbif ; un verre de porto est servi invariablement avec le stilton (fromage de vache).
MAIS QU’EST-CE QUE LE LEMON CURD ? Littéralement, c’est une crème au citron, servie soit en pâte à tartiner, soit en garniture d’un fond de tarte. Dès la fin du XIXe siècle, cette crème faite à la maison était servie avec du pain ou des scones pour le breakfast ou le goûter. La tradition s’est maintenue et répandue aux Etats-Unis. Son succès tient aussi, souvent, à la présence d’une meringue qui assure, par contraste, un certain croquant.
A la maison, cette crème est faite en petite quantité, selon une recette invariable, tandis que les crèmes industrielles contiennent souvent des agents conservateurs et des épaississants. La bourgeoisie française a depuis longtemps adopté la recette anglaise. Dans le livre des recettes de famille d’Odette, on peut lire : « Battre un œuf entier avec 100 g de sucre en poudre et 60 g de beurre, le jus et le zeste d’un citron. Faire prendre sur un feu doux et surtout ne pas faire bouillir. Mettre au frais. Se conserve plusieurs jours au réfrigérateur. »
L’une des marques parmi les plus sérieuses de l’épicerie fine commercialise en France un lemon curd et donne une liste d’ingrédients quasi identiques, sans toutefois préciser les quantités : sucre, œufs frais, beurre frais, jus de citron 20 %, zeste de citron, épaississant : agar-agar. Sont ajoutées sur la contre-étiquette les valeurs nutritionnelles et, par obligation, la mention : « Contient des sulfites.
Peut contenir des traces de noix et d’arachides. » hobby ou fait de société, la cuisine, aujourd’hui, intéresse l’élite anglo-saxonne que l’on croyait seulement préoccupée de cricket et résolue à garnir sa cave de grands bordeaux ou de profonds portos : hobbies classiques et oxoniens, en quelque sorte, la chasse au renard étant réservée à l’aristocratie. Le lemon curd, qui a depuis longtemps franchi le Channel, fait partie de l’héritage.