Épice chargée d’Histoire, le poivre occupe une place à part dans l’imaginaire collectif. Particulièrement prisé des connaisseurs, il offre aux épiciers fins l’occasion de se démarquer nettement de la grande distribution. Mieux vaut ne pas se tromper lorsque l’on aborde la question du poivre en épicerie fine. Bien connue des amateurs, cette épice, qui peut paraître familière de prime abord, répond en effet à une classification relativement complexe où les notions de couleur, de variété et d’origine ont toute leur importance. Pour commencer, il n’est sans doute pas inutile de revenir sur la définition du mot poivre, un terme souvent associé à des produits (baies, piments) qui n’en sont pas.
Que nous dit la botanique ? : Poussant en grappe, le poivre est le fruit du poivrier noir, piper nigrum, qui a la forme d’une liane ligneuse et persistante dont les feuilles sont le plus souvent ovales. En France, seules les baies provenant des piper ont droit à l’appellation « poivre ». Ce qui fait que l’on reconnaît comme poivre à part entière d’autres espèces comme le piper longum, qui produit un poivre long très utilisé au Moyen Àge, et le piper cubeba, qui produit le poivre cubèbe, un grain rond à petite queue, d’où son nom de « poivre à queue ». Il faut y ajouter le voatsiperifery, fruit du poivrier piper borbonense que l’on trouve à l’état sauvage à Madagascar.
DES COULEURS DIFFÉRENTES POUR UN MEME FRUIT On classe le poivre par couleur. Il est ainsi vert, noir, blanc, rouge ou gris. Le poivre vert correspond aux fruits pas encore mûrs, que l’on cueille à environ six mois. On l’utilise frais, en grain, ou bien séché, dans les salades ou certaines sauces.
Le poivre noir est obtenu à partir du fruit entier, cueilli un peu avant maturité. Il est ensuite séché au soleil ; son enveloppe, le péricarpe, durcit alors et devient toute ridée et noire.
Le poivre blanc vient du fruit mûr, débarrassé de son enveloppe. Il est ensuite lavé à grandes eaux et séché au soleil. L’intérieur du fruit apparaît alors blanc.
Le poivre gris est du poivre noir moulu et on ne le trouve qu’en poudre.
Le poivre improprement appelé « poivre rose » n’existe pas : il s’agit en fait d’une baie rose de la famille des « faux poivres », également connue sous le nom de « poivre des Bourbons » ou « poivre de la Réunion ».
UNE CULTURE QUI REMONTE À L’ANTIQUITÉ Originaire de la côte ouest de l’Inde (côte de Malabar), dans l’état du Kerala, la culture du poivrier noir, qui remonte à l’Antiquité, a gagné à travers les siècles d’autres pays d’Asie du Sud-Est, Madagascar et le Brésil.
Le poivre, qui pousse principalement sous des climats tropicaux, est aujourd’hui essentiellement l’apanage de trois gros producteurs : le Vietnam, l’Indonésie et le Brésil (60 milliards de tonnes en 2008 pour ces trois pays). Ils sont suivis par l’Inde, la Chine et la Malaisie.
Le poivre noir était une denrée rare et chère pour les diverses vertus qu’on lui prêtait, notamment aphrodisiaques. Il servait non seulement de rehausseur de goût mais permettait aussi de conserver les aliments ou de masquer le goût d’une viande pas très fraîche.
Au Moyen Âge, le poivre est tellement onéreux qu’il participe à la popularité de l’expression « payer en épices », qui deviendra plus tard « payer en espèces ». À cette époque encore, c’est le poivre long, pippali, qui est le plus répandu. Il sera peu à peu remplacé par d’autres variétés de poivres (notamment le poivre noir) et longuement oublié.
Ce sont les marchands arabes qui vont longtemps contrôler la route par laquelle l’Europe et le Moyen-Orient sont approvisionnés en poivre et autres épices (jusqu’au XIIe siècle, au cours des croisades). Au XVe siècle, les Portugais tentent d’ouvrir une nouvelle route, par la mer cette fois.
C’est l’époque des grandes découvertes maritimes et des grands explorateurs, comme Vasco de Gama qui atteindra l’Inde en 1498, en passant par le cap de Bonne-Espérance (au sud de l’Afrique), et ouvrira une autre voie d’approvisionnement des épices.
En 1492, Christophe Colomb avait également cherché à rejoindre l’Inde et ses épices en empruntant une autre route, faisant le tour du monde. Il découvrira ainsi accidentellement les Antilles… et de nouvelles épices.
Il en rapporte notamment une au goût piquant qu’il appelle « poivre de Jamaïque » (bien qu’il ne s’agisse pas réellement de poivre), parce que le poivre était alors une épice très chère. Au XVIIe siècle, Colbert, ministre de Louis XIV, crée la Compagnie des Indes orientales dans le but de permettre le commerce avec l’Asie et notamment l’approvisionnement en épices.
LE CHOIX DE L’ÉPICIER FIN C’est logiquement vers les poivres de caractère que s’orienteront les épiciers fins. Si cette rareté n’est pas l’exclusivité d’une région proprement dite – il y a des exceptions partout –, on peut néanmoins définir quelques règles pour réaliser le meilleur choix possible. La première étant de répondre aux attentes de votre clientèle pour mieux la guider. D’origines diverses, le poivre n’a pas partout le même goût, loin s’en faut ! On retiendra donc que les poivres du sud de l’Inde ne sont pas les plus piquants, mais que les connaisseurs leur reconnaissent un fruité proche du goût anglais. Les poivres d’Asie sont eux très piquants.
Le Brésil, à part quelques exceptions, ne produit pas de grands poivres, mais des poivres dans la base medium, ni trop piquants ni trop fruités. Une fois cette règle connue, il convient de savoir à quoi est destiné le poivre. En fonction de la recette ou de l’usage, vous pourrez orienter vos clients, à qui vous apprendrez peut-être que le poivre blanc a été créé pour les Européens qui voulaient un poivre incolore et pas trop brûlant pour agrémenter leur sauce blanche et accompagner les poissons. Si le poivre blanc est utilisé partout aujourd’hui par les chefs, c’est également le cas du poivre noir, plus puissant, qui permet un usage général.
On réservera le poivre vert à certaines sauces et le poivre rouge à des préparations spécifiques. Ce dernier est indiqué pour donner du goût à un mets qui en a peu, comme un fromage, des fraises, ou, au contraire, se confronter à des mets forts en goût comme le gibier. On évitera donc de l’utiliser pour accommoder une sole. Pour constituer votre offre, orientez- vous vers les poivres dits « de niche », c’est-à-dire les petites productions clairement identifiées comme le poivre de Penja (un poivre blanc piquant qui bénéficie depuis peu d’une IGP) ou le poivre de Kampot qui vient du sud du Cambodge. Parmi les autres terroirs associés à une production de qualité : Malabar, Lampung, Sarawak et le poivre de Madagascar sont des valeurs sûres.
Misez sur cinq à six poivres diffèrents, ce qui – si l’on ajoute les faux poivres du type baies rouges comme le poivre Timut du Népal ou le célèbre Sichuan de Chine – vous distinguera très largement de l’offre faite en GMS. Le bon équilibre serait d’avoir (en changeant régulièrement la provenance) un poivre « découverte » vendu en vrac et cinq poivres en boîtes ou sachets fermés. Attention, le poivre se conserve au sec et à l’abri de la lumière.
Mais de petits récipients en verre contenant quelques grains seront utiles pour permettre d’exposer le produit et le donner à sentir. Notez enfin que le poivre long, que l’on redécouvre, ne va pas dans un moulin. C’est un poivre très fruité, un peu sucré, que l’on concasse ou râpe comme une noix de muscade.
COMMENT RECONNAÎTRE UN BON POIVRE ? Outre la provenance et la confiance que vous pourrez avoir dans votre fournisseur, quelques éléments peuvent vous permettre d’évaluer la qualité d’un poivre. D’abord, il faut observer les grains. Vérifier qu’ils sont bien entiers (pas abîmés ou cassés) et homogènes. Sachez qu’un poivre de qualité ne fait jamais éternuer : c’est la poussière associée au poivre (fond de sac par exemple) qui provoque cet effet. Les grains de poivre doivent être nets, propres ; la couleur doit être régulière, mais peut comporter quelques nuances. Enfin, quand on pince un grain de poivre entre deux doigts, il ne doit pas casser mais laisser un peu de gras, d’huile essentielle. Ensuite vient le nez.
Sentir un poivre en grains n’est pas très utile, même si les sensations sont agréables car, une fois moulu, les notes dégagées sont bien différentes et ce sont elles qui renseignent sur les arômes qui émaneront en bouche. La première caractéristique du poivre est son piquant, dû à une substance, la pipérine. La teneur en pipérine se trouve principalement dans le péricarpe (enveloppe externe du fruit), ce qui fait que les poivres blancs, à qui l’on a retiré cette enveloppe, sont globalement moins piquants que les poivres noirs. Puis se développent des impressions de fruité, de boisé, des notes végétales et animales pas toujours simples à déceler…
Le poivre étant comparable au café, son caractère varie en fonction de sa récolte et de son origine. La main de l’homme joue également un rôle important sur le résultat final : implantées sur un même terroir, deux coopératives pourront produire un poivre sensiblement différent. Si vous vous engagez dans une dégustation de poivres de couleurs différentes, respectez toujours l’ordre suivant : les blancs en premier, les noirs, puis les rouges.
Bruno Lecoq