La Direction générale de la concurrence et des fraudes (DGCCRF) a le kéfir de fruits dans le collimateur. Ces dernières semaines, ses antennes ont multiplié les injonctions auprès de producteurs de cette boisson fermentée pour qu’ils cessent d’employer la dénomination « kéfir ». Motif : le mot ne désigne officiellement que le kéfir de lait.
Pour comprendre, il est nécessaire de se pencher sur ce qu’est le kéfir et la manière dont on le fabrique. Le terme désigne à la fois la boisson fermentée et le ferment qui la produit. Ce dernier se présente sous la forme de grains translucides composées de levures et bactéries. Ces grains ne se trouvent pas dans la nature mais se transmettent entre cultivateurs de kéfir.
Le kéfir de fruits, une alternative aux sodas
Les grains de kéfir fermentent soit dans du lait, soit dans de l’eau sucrée additionnée de fruits qui apportent des nutriments. La fermentation réduit la teneur en sucre et enrichit le breuvage EN probiotiques. D’où le succès de cette boisson pétillante qui, comme d’autres boissons fermentées, fait figure d’alternative aux sodas et à certaines boissons alcoolisées.
L’obstacle du Codex Alimentarius
Pour écarter le kéfir de fruits, la DGCCRF se base sur la réglementation européenne et sur le Codex Alimentarius. Ce programme mondial commun à l’Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) et l’Organisation mondiale de la Santé définit les normes internationales en matière alimentaire. Or le seul kéfir décrit au « Codex » est le kéfir de lait. Il en va de même dans la réglementation européenne…
Un sujet d’étude pour le CNRS
L’origine du kéfir de lait est à peu près connue. Sa trace a été retrouvée dans une tombe chinoise datant d’il y a 4 000 ans. Son usage a pris de l’importance dans l’Antiquité chez les nomades du Caucase, entre Russie et Géorgie. Il reste aujourd’hui très consommé en Europe de l’Est. Fort de ces bases, « le kéfir de lait a été le premier à avoir été commercialisé en France, où il a été introduit par les magasins bio dans les années 1980-90. Alors que le kéfir de fruits n’est apparu sur le marché qu’il y a une huitaine d’années », décrit Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum d’Histoire Naturelle.
Une tribune collective a donné l’alerte
Le laboratoire de ce spécialiste de l’alimentation étudie les kéfirs de fruit. C’est lui qui a donné l’alerte dans une tribune collective publiée par le média écologiste Reporterre intitulée « nous refusons d’abandonner le ”kéfir de fruits” ». Elle est cosignée avec une trentaine d’autres chercheurs, des fabricants (dont Labo Dumoulin, La Brasserie Parallèle, Symbiose, Lökki, Karma-Biogroupe, KEF, L’Atelier du Ferment, Nature et Aliments, Kruda…) et des personnalités.
Une filière trop jeune pour être reconnue ?
« Si le kéfir de lait figure dans la liste européenne et non le kéfir de fruits, c’est tout simplement que le premier est largement industrialisé et que les lobbies ont été efficaces pour l’y faire inscrire, ce qui n’est pas (encore) le cas du second », affirment les signataires de la tribune. Ils demandent par conséquent à la DGCCRF « d’appliquer un moratoire et d’agir, en attendant, pour le changement de la réglementation européenne et l’inscription du kéfir à base d’eau et de fruits au Codex Alimentarius, au côté de son cousin laitier. »
Manque d’éléments de preuves
Sur le plan juridique, « tout produit qui n’a pas de dénomination légale de vente peut utiliser sa dénomination usuelle, argumente un fabricant. C’est le cas du haricot beurre, de la crème d’anchois ou encore du lait d’amande (reconnue au niveau européen) comme du kéfir de fruits » Mais en ce qui concerne ce dernier, la DGCCRF juge que les éléments de preuve ne sont pas suffisants.
Une tradition « quasi familiale »
Ce que conteste le Christophe Lavelle. « D’un point de vue scientifique, le kéfir de fruits est entièrement du kéfir. Sur le plan historique, il existe une tradition quasi familiale de fabrication du kéfir de fruit, même si elle est restée un peu souterraine car longtemps à l’écart des circuits commerciaux », explique le chercheur du Muséum d’Histoire naturelle. Ce dernier en veut pour preuve les témoignages recueillis lors d’une recherche collaborative baptisée KéfirEnsemble et les échanges sur les réseaux sociaux.
Des producteurs plutôt vertueux
Pour l’heure, la DGCCRF campe sur sa position. « On nous propose de nous rebaptiser ”eau fermentée”. Pourtant nous sommes plutôt vertueux sur le plan social et environnemental et l’État français soutient le développement des techniques de fermentation dans l’alimentaire », se désole un producteur. Pour la vingtaine de producteurs français de kéfir de fruits, l’abandon forcé de la dénomination serait une catastrophe. Face aux autres boissons gazeuses, leurs produits émergent à peine. Ils perdraient alors de la visibilité auprès des consommateurs qui commencent seulement à les connaître.
Un Collectif informel de producteurs
L’interdiction pourrait aussi remettre en cause l’amorce de structuration de la filière initiée par ses acteurs les plus actifs. Ceux-ci ont formé un collectif informel de producteurs pour instruire une demande de reconnaissance du kéfir de fruits en « Spécialité traditionnelle garantie » auprès de l’Inao. Le Collectif réfléchirait à se muer en organisme de défense susceptible de représenter la filière au cas où l’un de ses représentants se résoudrait à porter le désaccord en justice…
