Après avoir frôlé la sortie de route, l’ancestrale limonade a retrouvé via la production artisanale, de belles couleurs et surtout une vraie légitimité. Et c’est en version premium qu’elle affiche le mieux sa vitalité retrouvée. C’est l’histoire d’une boisson qui, il y a une trentaine d’années, aurait pu disparaître de la circulation sans que personne n’y trouve finalement à redire, tant le combat paraissait inégal et le scénario, dès lors, inéluctable pour notre très chère limonade.
Nous sommes dans les années 1980, et voici venu en France comme partout ailleurs le temps des néo-soft-drinks. La guerre des multinationales est lancée avec Coke, Pepsi et Nestlé en vedette. Outre le cola, la palette des BRSA (boissons rafraîchissantes sans alcool) gagne d’un coup des territoires jusqu’alors ignorés : boissons aux fruits, plates ou gazeuses, thés glacés, eaux aromatisées, tonics, jus et nectars de fruits, yaourts à boire… Tout ce qui est nouveau fait mouche et tout ce qui fait jeune devient alors bon à boire. La modernité et la mondialisation de la consommation sont à l’ordre du jour, la Marque aussi, avec un grand « M » et les investissements sont à l’avenant, énormes. Les limes sont également du voyage avec le duo Seven Up – Sprite aux commandes(1) et l’on se dit alors que face à de tels cadors qui ont réactualisé sa recette, l’historique limonade « à la française » (voir encadré page 16) aura du mal à tenir le choc.
Pas d’argent à mettre dans la balance, pas de leader digne de ce nom pour faire parler du produit : l’affaire paraît effectivement bien mal engagée. Tel est d’ailleurs le cas dans un premier temps, non sans dommages collatéraux(2). Puis en 1995, du côté de Munster, survint Lorina, celle par qui tout redevint possible.
ARTISANALE, AUTHENTIQUE, TRANSGÉNÉRATIONNELLEa
Jean-Pierre Barjon est l’homme de la situation. Il a repris en main Geyer Frères, une limonaderie centenaire à la santé plus que vacillante. Et c’est sur la base de la recette originelle qu’il réveille le petit atelier lorrain, puis dans la foulée le marché tout entier : « J’ai fait ce que l’on appelle aujourd’hui de la rétro-innovation, raconte-t-il. La limonade est une boisson transgénérationnelle qui porte en elle des valeurs de simplicité, de naturalité et d’authenticité. Il ne fallait surtout pas y toucher, mais simplement leur redonner du sens, du lustre et parallèlement revaloriser le produit. »
Mission bien accomplie par Lorina, qui se dote côté packaging des attributs ad hoc : bouteille verre, bouchon mécanique, étiquette tradition. On connaît la suite : positionnement élevé à l’appui (autour de 3 €, soit 4 à 5 fois plus cher que la limonade générique !), la marque a écoulé en 2014 quelque 35 millions de bouteilles (contre 600 000 en 1996 !) et réalisé plus de 50 % de son CA à l’export où, à l’inverse de l’hexagone, elle est essentiellement vendue dans les circuits sélectifs et non en GMS.
Au-delà des stratégies de distribution, l’épisode Lorina, son modèle marketing et la success-story internationale qui lui est associée vont définitivement marquer les esprits et surtout stimuler les initiatives. Implantée dans le Doubs, La Mortuacienne fait ainsi partie des entreprises qui ont su profiter du regain d’intérêt pour la limonade : « Nous sommes repartis de l’avant avec les années 2000. Lorina a eu un effet d’entraînement incontestable, ouvrant des perspectives export auxquelles nous ne pensions même pas auparavant », admet Benoît Rième, à la tête de la PME familiale créée en 1921 par son grand-père Marcel-Alcide. Déclinés en sept saveurs (citron, mandarine, orange, grenade…), 5 millions de cols de limonade sortent aujourd’hui de sa chaîne d’embouteillage avec entre autres – nouvelle destination 2015 – la Corée du Sud en point de mire.
Même son de cloche à Liévin, dans le département du Pas-de-Calais, fief depuis 1930 de l’artisan-limonadier La Gosse : « La limonade fait partie de la mémoire collective, elle a le goût de l’enfance et l’important est qu’elle ait su se renouveler tout en sauvegardant, du moins chez nous, les spécificités du travail artisanal, constate Gaëtan Honoré, qui a racheté l’affaire en 2007. C’est le seul moyen de démontrer notre différence dans un univers des soft-drinks ultra concurrentiel. » Apparemment, le courant passe : en version bio ou pas, le catalogue de La Gosse, riche d’une quarantaine de références, est sur une courbe ascendante pour
la septième année consécutive avec les épiceries fines, le CHR ou les enseignes de jardinerie comme circuits de prédilection.
PÉTILLANTE DE CRÉATIVITÉ !
Le fait intéressant, notamment pour l’épicerie fine, c’est que des offres alternatives premium ont accompagné le mouvement, le tout sous l’impulsion d’une nouvelle génération de fabricants artisanaux. Alors à peine âgé de 30 ans, Hugo Sublet a été de ceux là.
Au début des années 2000, il relance à Champagnole (Jura) la production de la limonaderie familiale Elixia(3), au point mort depuis une dizaine d’années.
Et pour mieux se démarquer du commun des sodas, il joue à 100 % la carte du raffinement : de l’eau de source, du sucre de canne en lieu et place du sucre de betterave habituel, des extraits naturels de fruits ou de plantes, des saveurs originales (fraise des bois, sapin, myrtille, fruit de la passion, mangue, mirabelle, rose, fleur d’oranger…), des colorants naturels, aucun additif.
Ajoutons à cela un habillage sobre et classieux et voilà la collection Elixia parée pour aborder sans complexe les réseaux sélectifs : épiceries fines, hôtellerie de luxe, salons de thé de renom (Ladurée, Café Pouchkine…).
En 2010, Hugo Sublet pousse même le bouchon (mécanique) un cran plus loin. Répondant à la demande d’un client de Dubaï, il innove avec une limonade festive et glamour incluant des paillettes d’or 24 carats en suspension dans la bouteille.
Prix du joyau : de 8 à 10 €. La notoriété lui est acquise via cet exercice de style et les volumes suivent : un million de bouteilles de limonade Elixia devraient être écoulées cette année, dont la moitié hors frontières avec la Chine, les Etats-Unis et l’Inde commenouvelles destinations.
UNE DYNAMIQUE INTERRÉGIONALE
Autre exemple, corrézien celui-là, celui de la limonade Javoue. L’histoire, toute récente (2013), est à l’image d’un produit qui offre à nouveau de réelles opportunités pour peu qu’on ait une bonne sensibilité marketing. Associé à un ex-brasseur briviste (Jean-Claude Jacquet), c’est en l’occurrence un néophyte du secteur, Jean-Dominique Jooris qui met en œuvre un concept inédit à ce jour : « L’idée a été de proposer la vraie limonade d’antan dans une contenance qui se rapproche du verre d’eau, explique-t-il. D’où le choix du format 20 cl, idéal pour un service en chambre dans les hôtels de luxe, idéal également pour déculpabiliser la consommation et mieux cibler la clientèle féminine. » Le parti pris est celui du démarquage, c’est aussi et surtout celui de l’exigence et par la suite, du positionnement haut de gamme. Il passe par la recette (sucre de canne bio, gazéification très fine, arômes naturels), par le flacon (mini-bouteille verre à bouchon mécanique, une prouesse sur le 20 cl !), par le prix (2,90 € l’unité) et par le choix des partenaires distributeurs (le concept store Colette, La Grande Épicerie de Paris, l’enseigne Cojean, l’Hôtel Le Bristol, la Maison Arostéguy à Biarritz, la boulangerie Gontran Cherrier à Paris…).
Bref, le nec plus ultra sur toute la ligne, avec d’ores et déjà un accueil positif à la clé : 7 000 bouteilles en 2013, 10 fois plus en 2014, probablement 200 000 cette année compte tenu des référencements en cours. La marque Javoue – elle doit sa dénomination à un mot d’enfant – est donc visiblement sur de bons rails. Elle n’est cependant pas toute seule. Nombreux en effet sont les producteurs qui, à l’échelle nationale, entendent surfer sur l’esprit vintage du moment pour redonner à la bouteille de limonade tout son imaginaire, toutes ses lettres de noblesse : Brasserie du Valtin dans les Vosges, Atelier de la Pépie dans le Morbihan, Maison Savouré en Eure-et-Loir, Brasseurs de Lorraine, Sources de Soultzmatt en Alsace, Brasserie des Coteaux dans le Tarn…
De l’autre côté de nos frontières, la concurrence n’est pas en reste, de belle facture elle aussi : anglaise (Belvoir, Fentimans, Luscombe), italienne (Lurisia, Abbondio), allemande (Mohren) ou belge (Parasol) pour ne s’en tenir qu’aux pays limitrophes. La tradition limonadière, qu’on avait peut-être cru un temps condamnée en France, prend donc de nouveau date avec l’avenir.
Guy Leray