Bien avant d’être facturé à la tasse au comptoir, le café est commercialisé non torréfié, en sacs de 60 kilos. Les acheteurs de ce café vert ont les yeux rivés sur les cours, fixés au quotidien par deux marchés financiers, celui de New York pour l’arabica et celui de Londres pour le robusta. Ces cours, autrefois encadrés par des accords internationaux, fluctuent de plus en plus au gré des aléas de production et de l’humeur des investisseurs.
Qui sait encore aujourd’hui que Le Havre hébergeait à la fin du 19è siècle la bourse du café la plus importante de la planète ? Le port normand recevait à l’époque, les plus grands tonnages de café vert au monde, venus surtout d’Afrique et d’Asie. L’Europe était déjà le premier continent importateur de café ! Depuis, Le Havre a été détrôné par Londres et New York. Sur ces marchés financiers, le café reste la matière première la plus échangée, en valeur, après le pétrole.
À Londres, la bourse ICE (Intercontinental Exchange) fixe quotidiennement les cours du café robusta (Robusta Coffee futures), en dollars la tonne. Londres est donc la référence pour le prix du robusta, variété la plus abondamment produite sur la planète (deux tiers de la production mondiale de café), qu’il vienne d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique de l’Est, d’Inde, d’Indonésie, du Brésil et surtout du Vietnam ; premier producteur de robusta au monde (plus de 40 % de la production mondiale de robusta : 26 millions de sacs de 60 kilos, sur 61 millions de sacs de robusta attendus en 2016-2017, selon l’USDA).
Le café arabica (un tiers de la production mondiale) voit lui son prix déterminé par l’Intercontinental Exchange à New York (Coffee C Futures ou KC). La bourse accepte vingt origines de café dans ses entrepôts certifiés, principalement les arabicas lavés doux et aromatiques d’Amérique centrale et du Sud, mais aussi d’Afrique orientale. En 2010, l’arabica nature du Brésil, moins qualitatif, a fait son entrée à la bourse de New York après des années de résistance de la Colombie, numéro deux mondial de l’arabica, qui craignait que cela n’entraîne une baisse des cours. Mais New York ne pouvait ignorer plus longtemps l’arabica brésilien, représentant aujourd’hui entre 40 et 50 % de la production mondiale d’arabica (43 millions de sacs sur 94 millions de sacs attendus en 2016-2017).
L’arabica et le robusta ont chacun leur “marché à terme”
Sur ces marchés financiers dits “marchés à terme”, les grands vendeurs (ou acheteurs) de café, les négociants (Volcafe, filiale d’ED&F Man, ECOM, Olam…), les grands torréfacteurs (Nestlé, JDE ou Jacobs Douwe Egberts, Lavazza, Folgers, Starbucks) couvrent le risque prix qu’ils prennent sur le (vrai) marché physique. En réalisant virtuellement l’opération inverse, dans les mêmes proportions. Un négociant vendant une cargaison de 100 000 sacs d’arabica colombien livrable trois mois plus tard à un torréfacteur, achètera au même moment l’équivalent en contrats papie llivrable à trois mois (“contrats à terme” ou “futures”) sur le marché de New York, et il revendra ces contrats papier (il “débouclera”) au moment de la livraison physique de sa marchandise – à moins de prendre livraison des lots de café qu’il a achetés à la bourse, dans les entrepôts certifiés par Londres ou New York, ce qui est plus rare. Ce que ce négociant aura perdu sur le marché physique en cas de hausse des cours pendant ces trois mois de délai, il le récupérera sur le marché à terme et inversement. Le torréfacteur, lui, aura vraisemblablement réalisé dans le même temps l’opération dans l’autre sens. Très schématisée, c’est en résumé la vocation de ces marchés dérivés de matières premières, créés à la fin du 19e siècle : une réplique inverse des opérations physiques qui, faisant converger l’offre et la demande des intervenants, aboutit à un prix de référence mondial, transparent et quotidien, tout en constituant une assurance contre la variabilité des cours pour tous les intervenants d’une filière.
Le marché à terme, un outil transparent ? Pas toujours, les gros opérateurs ont parfois abusé de leur position dominante sur tel ou tel marché à terme pour faire monter les cours, en achetant temporairement une part significative des stocks de café des entrepôts de ces bourses, créant une pénurie artificielle. C’est ce qu’on appelle un “squeeze”, il s’en est produit quelques-uns au cours des dix dernières années, notamment à Londres où les limites de position sont inexistantes. De même, les marchés à terme ont pu être influencés par les prix des enchères inverses dictés par les grands acheteurs à leurs fournisseurs. Les ristournes qu’ils obtenaient sur le marché physique étaient ensuite répercutées sur les cours des bourses mondiales. Le marché à terme, un outil pour tous les intervenants ? Pas vraiment, il faut l’avouer. Les producteurs de café n’ont pas la carrure des grands céréaliers américains, pour qui les marchés à terme de Chicago ont été taillés. Pour quelques grands planteurs brésiliens qui se couvrent sur les marchés à terme, la majorité des autres, petits cultivateurs d’Amérique centrale, du Vietnam ou d’Afrique, n’y a pas accès. La Banque mondiale a bien tenté d’intéresser les planteurs de café et de cacao à ces marchés financiers à la fin des années 90 lorsqu’ils subissaient une chute drastique de leur revenu. Mais la prime que les caféiculteurs pouvaient financer était loin d’atteindre ce que leur demandaient les courtiers du marché à terme de Londres ou de New York.
Le café, un marché régulé jusqu’en 1989
Pourtant, les producteurs ont eu par le passé, beaucoup plus de poids sur les prix. C’était l’époque des accords internationaux sur le café. Le premier accord est mis en place en 1962 après une période de surproduction mondiale qui a laminé les prix de vente et plongé les cultivateurs dans la misère. Les pays occidentaux, craignant que ces petits paysans ne cèdent aux sirènes du marxisme, acceptent de concert avec les pays caféiers, une régulation de l’offre et de la demande au sein de l’Organisation internationale du café, qui est créée à cette fin. Les pays producteurs sont limités par des quotas d’exportation et leurs clients par des quotas d’importation, pour maintenir les prix du café à un niveau suffisant rémunérateur pour les paysans. Une lourde organisation de stockages publics est mise en place. Les pays du bloc communiste restent en dehors de ce système, ils pourront pendant des années importer sans limite un café qu’ils paieront moins cher que les pays occidentaux, ce qui occasionnera quelques trafics… Mais globalement, les producteurs bénéficieront d’une stabilité des prix mondiaux, entre 1 dollar et 1 dollar 50 la livre pendant les années 70 et 80. Seules exceptions, à l’avantage des caféiculteurs puisque les prix atteignent des niveaux stratosphériques : en 1977, après le gel des caféiers au Brésil et en 1985, après une grave sécheresse dans ce même pays, la livre d’arabica grimpe à plus de 3 dollars !
Cependant, le système de régulation, coûteux, est abandonné en juillet 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin : l’Union soviétique, au bord de l’effondrement, ne fait plus peur. Les pays occidentaux veulent à leur tour un café bon marché. Les quotas tombent. C’est ce qu’attendait le Brésil pour intensifier sa production plus au nord, à l’abri du gel. De l’autre côté du Pacifique, le Vietnam fait irruption avec force sur le marché du robusta où il était quasi inexistant avant les années 90. Pour tous les autres caféiculteurs, la libéralisation a un goût très amer. Devant ce flot de grains de café, ils assistent impuissants, à la chute inexorable des prix mondiaux et donc de leur prix de vente. Au début des années 2000, la livre d’arabica vaut à peine plus de 40 cents de dollar à New York, la tonne de robusta ne vaut pas 900 dollars, les caféiculteurs ne couvrent plus leurs coûts de revient, ils s’endettent. Et la qualité du café, qui nécessite des soins et des engrais, s’en ressent. Les labels de commerce équitable fleurissent à cette époque de prix bas, ils offrent une prime aux caféiculteurs en échange de bonnes pratiques sociales et culturales.
Pays émergents et investisseurs prennent goût au café
Il faut attendre le milieu des années 2000 pour que les prix du café se ressaisissent : les pays émergents prennent goût au café et les investisseurs prennent goût aux matières premières après l’éclatement de la bulle Internet. Leur portefeuille inclut de plus en plus de “paniers” de matières premières, dont le café. Sur les marchés à terme de Londres et New York, les volumes de contrats
papier gonflent, mais la volatilité s’accroît également avec des pics de hausse et de baisse de plus en plus forts, soudains et rapprochés. Les grands opérateurs comme Nestlé et JDE ont beau représenter à eux seuls 10 % des 150 millions de sacs consommés par an, ils ne font plus le poids face aux fonds qui peuvent à certains moments, accumuler l’équivalent de la moitié de la consommation mondiale de café ! Cela ne veut pas dire que les cours n’obéissent plus aux fondamentaux, c’est à- dire au rapport entre l’offre et la demande de grains verts. Les aléas météo, agronomiques et monétaires sont scrutés, mais ils ont plus ou moins d’impact sur le “sentiment de marché” des opérateurs sur les marchés à terme qui déterminent les prix mondiaux. C’est ainsi que l’affaiblissement de la production en Colombie, dû au renouvellement de ses caféiers entre 2008 et 2011, coïncide avec une forte augmentation de la consommation de café dans les pays émergents. Les spéculateurs s’engouffrent alors dans la spirale de hausse des prix, ce qui fait grimper les cours de l’arabica à plus de 3 dollars la livre à New York en mai 2011. Cela encouragera le Pérou et la Colombie à doper leur production d’arabica. Mais les torréfacteurs se détourneront un peu de l’arabica pour intégrer plus de robusta, moins cher, dans leur mélange, la “tasse”.
À l’inverse, la maladie de la rouille qui en 2013, décime les caféiers d’arabica du Costa Rica au Guatemala, n’inquiète pas vraiment les marchés. Il est vrai que les fonds spéculatifs sont moins présents dans les matières premières depuis la crise de la zone euro et la remontée du dollar. Une désertion qui s’accélère en 2014 avec le ralentissement de l’économie chinoise et la chute des prix du pétrole.
La grave sécheresse qui sévit depuis trois ans au Brésil n’a pas, de ce fait, les répercussions que l’on pourrait attendre sur les prix. Il est vrai qu’en 2015, la faiblesse de la monnaie brésilienne a encouragé le Brésil à exporter beaucoup et donc à maintenir le marché mondial bien approvisionné, quitte à vider ses stocks. La chute de l’offre de robusta du Brésil, deuxième producteur mondial de cette variété derrière le Vietnam, est pourtant très préoccupante cette année : elle recule de 30 %. Mais les cours du robusta, s’ils ont certes progressé à Londres, n’ont pas dépassé 2 200 dollars la tonne, alors que l’État d’Espírito Santo, fief du robusta brésilien – le conilon – au nord de Rio, n’a même plus de réserves d’eau pour irriguer les caféiers. Le changement climatique n’affole donc pas pour le moment les marchés du café. Pourtant, la consommation progresse très régulièrement de 2,5 % par an. Après l’Europe (51 millions de sacs), c’est l’Asie qui consomme le plus de café (31 millions de sacs), devant les États-Unis désormais (moins de 30 millions de sacs). Et les pays producteurs dont le Brésil, consomment de plus en plus leur propre café.
Ce qui est certain, c’est que le prix mondial du café est désormais déconnecté du coût de production du caféiculteur. Et que le prix au consommateur est totalement déconnecté du prix mondial du café vert, alors même que l’industrie du café, basée sur la torréfaction et le stockage, est la moins complexe qui soit, de l’avis même d’un professionnel ! Bien sûr, il y a 20 % de perte de poids des grains de café torréfiés, il faut compter avec les frais de transport, de conditionnement, de marketing et de distribution. Mais en rayon, le paquet de café arabica coûte en moyenne six fois le prix mondial, la dosette est 14 fois plus chère ! Quant au prix de la tasse au comptoir, il inclut évidemment le service du cafetier, mais le rapport est de 1 à 70 ! Et l’on ne parle pas ici des micro-lots ni des grands cafés : Panama, Blue Mountain de la Jamaïque, Geisha d’Éthiopie, très prisé au Japon… Ces cafés de niche peuvent atteindre 150 euros le kilo, 50 fois le prix des arabicas lavés d’Amérique
latine sur le marché de New York ! Mais ils appartiennent à un circuit de niche, à l’écart des grands flux mondiaux du café.
Claire Fages