Produit familier dont la qualité diffère considérablement selon les modes de production, le chocolat a traversé les siècles sans rien perdre de son attrait. Riche d’une histoire pleine d’exotisme et synonyme de gourmandise : il se redécouvre aujourd’hui comme un produit pouvant être d’exception.
Lorsque la meute espagnole envahit le Mexique, Hernan Cortez donnait déjà à son maître Charles Quint en 1520, la recette du vrai chocolat de Moctezuma, l’empereur déchu des Aztèques : une livre de cacao, une livre de sucre blanc, deux onces de vanille, quatorze de piment, une demi-once de clou de girofle, trois vanilles de campêche et rocou. Cette recette semble avoir inspiré l’Espagne où fleurit toujours l’adage : « Les choses sont claires, mais le chocolat doit être épais » dit-on, en trempant le biscuit (churros) dans un liquide onctueux et parfumé (Tertulia de chocolate con churros).
L’incompréhension des compagnons de Christophe Colomb d’abord, puis des artisans de la Conquête devant Théobroma cacao, arbre de la famille des sterculiacées, de quatre à cinq mètres de haut, fut considérable. Jean-Paul Aron, dans sa remarquable préface de « La Passion du chocolat », ouvrage de Maurice Bernachon (Flammarion) en donne la raison : « Un talisman. Tel semblait le cacao à ses premiers adeptes, les Amérindiens du Mexique précolombien, sa terre natale, qui le prisaient si fort qu’il leur servait de monnaie à l’égal de l’or ».
Le cacaoyer est une plante d’ombre à feuilles persistantes qui aime les sols profonds de la forêt tropicale. La disparition accélérée des forêts ombreuses pose aujourd’hui le problème de sa pérennité génétique car on ne peut indéfiniment fatiguer un même plant sans le régénérer. Les fruits du cacaoyer que l’abbé Raynal, botaniste du 18e siècle, appelait poétiquement « fleurs de jonquilles », naissent directement sur le tronc et les branches. Ce sont des baies ovoïdes, les cabosses, renfermant des graines violacées.
Autrefois, on les faisait sécher au soleil. Grillées et cuites à point, devenues brunes, on ôtait les téguments. Puis on pilait la pâte, avant d’ajouter les ingrédients aromatiques : vanille, muscade, citron et cannelle. Aujourd’hui, les fèves du cacaoyer sont décortiquées, nettoyées, torréfiées, concassées et mélangées mécaniquement. Un travail précis et complexe qu’exécute l’industrie – en France Valrhona – et encore l’artisan, parfois : Bonnat à Voiron, Bernachon à Lyon, Pralus à Roanne, Ducasse à Paris, Marcolini à Bruxelles.
Le chocolat pénètre en France en 1615 pour le mariage de Louis XIII avec Anne d’Autriche. L’Europe est alors envahie par le parfum du chocolat, mais il est devenu « léger », parfumé seulement de cannelle et de vanille. Dans les couvents, les auberges, les salons et les maisons, le chocolat devient également « clair », servi dans une fine chocolatière d’argent. Plus tard, l’Afrique deviendra l’un des principaux producteurs de chocolat de l’Europe gourmande. En 1828, le Hollandais C. J. van Houten invente un procédé permettant d’extraire du cacao, une poudre fine facile à délayer dans l’eau ou le lait, ce qui assure sa notoriété mondiale et l’amène à construire des usines en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et à Singapour.
L’Europe du chocolat
Les Italiens entretiennent avec le chocolat une relation passionnelle, lui attribuant les mêmes vertus bénéfiques que celles reconnues au café, en souvenir sans doute, des alcaloïdes contenus dans la plante des Aztèques. Le « chocolat », en effet, ne devint boisson inoffensive et européenne qu’au XVIIIe siècle. Se développa alors l’art des chocolatières, en argent, aux formes diverses et de style rococo. Le professeur Piero Camporesi évoquait dans un livre retentissant (Le goût du chocolat, ou L’art de vivre au siècle des Lumières – Grasset 1992), ces « cérémonials intimes, où les liquides chauds et froids s’alternent… Chocolatières, théières, cafetières, sorbetières se partagent les heures de la journée et scandent le temps des quatre saisons. » Aujourd’hui, l’Italie aime les fondants, le gianduja, le napolitain et le célèbre cru du Venezuela, le porcelana.
L’Europe du Nord accorde au chocolat une place privilégiée, celle d’un aliment de base, énergétique et reconstituant, exempt de toute dimension festive. La gourmandise, il est vrai, a un autre visage pour les Danois, les Suédois ou les Finlandais.
En Allemagne, on raffole des chocolats onctueux, épais et archi-sucrés, d’où le succès des chocolats belges. Les Suisses, avec près de 10 kg par an, sont les premiers consommateurs de chocolat en Europe. Ils l’aiment crémeux et savoureux, au lait de préférence, avec quelques notes d’amertume. Ils ne dédaignent pas le chocolat blanc (beurre de cacao) banni par les puristes. La tablette de chocolat est quasi inconnue en Angleterre où l’on se délecte de bonbons caramel et chocolat très sucrés, ou de menthe enrobée de chocolat au lait. Les Etats-Unis sont aussi des adeptes du chocolat sucré, granuleux, auquel on donne toutes les formes possibles. Un magazine spécialisé est même imprimé sur un papier parfumé… au chocolat ! L’addiction au chocolat est appelée « chocoholic. »
En France, un grand chocolat doit développer un parfum profond et suprême jouant de la puissance d’arômes soutenus par des notes à la fois amères et délicatement sucrées, dont la finesse dépend de la provenance et du talent du chocolatier. Les palets à l’or fin de Maurice Bernachon appartiennent à nos mémoires gustatives, comme les chocolats de Louis Marchand, son élève de Bourgoin-Jallieu, ceux de Gaston Lenôtre ou de Pierre Hermé qui réhabilita le chocolat au lait. Pour ces artisans, le chocolat reste un produit écologique dont ils valorisent les qualités aromatiques. Ce qui n’est pas le cas de l’industrie chocolatière, autorisée (hélas !) depuis une directive européenne adoptée en 2003, à employer des matières grasses végétales (illipé, huile de palme, karité, kogum gurgi et noyau de mangue). Sans ces ajouts, la mention « chocolat traditionnel » est autorisée. Avec 6,8 kg par an, les Français sont au 9e rang des consommateurs de chocolat en Europe.
Une trentaine de crus
La Maison Bonnat, chocolatier à Voiron (Isère) depuis 1884, lançait il y a quelques années, un coffret de huit grands crus de cacao – Les Nouveaux Mondes du Chocolat – destiné à illustrer le renouveau du savoir-faire des planteurs et l’étonnante diversité des régions productrices à travers le monde : le Venezuela, le Mexique et le Brésil ainsi que le Pérou avec ses très rares fèves blanches, également Madagascar et la Côte d’Ivoire ainsi que l’Inde et l’Indonésie.
Ce retour à l’essentiel était rendu nécessaire par le développement incontrôlé dans plusieurs pays producteurs d’un hybride – le CCN 51 – que les planteurs appellent clone, capable de doubler la production des cabosses, mais au détriment des saveurs, au risque de banaliser la notion même de cru. Déjà 35 % des anciennes plantations ont été remplacées en Équateur. L’Indonésie aussi s’emploie activement à utiliser cet hybride miracle.
« Le problème, dit Pierre Marcolini, est que cette nouvelle race aux cabosses séduisantes ne possède aucun des arômes qui font un grand cru de chocolat. » Le risque est donc de voir les industriels, en pesant sur les prix, privilégier la quantité de cacao sur la qualité des fèves et accentuer ainsi le clivage entre une production de masse médiocre et une production de niche haut de gamme. Ensuite, il suffira d’aromatiser chimiquement le chocolat, comme cela se fait déjà. « Dans 30 ans, puisque la diffusion de l’hybride s’accentue, nous n’aurons plus de crus de qualité » prophétise Pierre Marcolini qui garantit aujourd’hui à ses petits producteurs, un prix d’achat supérieur au cours du marché des matières premières.
Là n’est pas la seule conséquence de la prolifération du CCN 51. Ce nouveau cacaoyer, très résistant, n’a cure de la pénombre procurée par les arbres centenaires de la forêt tropicale. Il pousse en plein soleil. On procède donc pour le replanter, à une déforestation massive. Et déjà de nouvelles maladies apparaissent, appelant des traitements chimiques que les cacaoyers ignoraient jusque là. Le chocolat aussi est en danger !
Stéphane Bonnat, représentant des artisans chocolatiers au sein de la puissante organisation mondiale du cacao (OCCI) n’ignore évidemment pas ces risques. Il rappelle que les progrès sur la connaissance des cacaoyers ont été fulgurants ces dernières années : « On a peu à peu abandonné l’idée que les trois variétés botaniques : le criollo qui produit un cacao fin et délicat, le forastero (90 % de la production mondiale) ainsi que le trinitario, très aromatique, comme le nacional (Équateur), suffisaient à établir un classement valable. » C’est cette connaissance approfondie, grâce à un sourcing efficace qui a conduit Bonnat à créer une trentaine de tablettes de crus distincts. Mais surtout, les planteurs se sont aperçus que le bouturage (greffe) sur une branche de ces fameux hybrides – et non sur leur tronc – pouvait restituer au cacaoyer ses qualités organoleptiques d’origine. Les petits planteurs (90 % de la production qui n’ont qu’un ou deux hectares) ont vu là le moyen d’améliorer leurs revenus, dès lors que les grandes maisons de chocolat décidaient d’acheter les cabosses à un meilleur prix que celui qu’offraient les traders.
C’est le même raisonnement des vignerons en Champagne qui vendent leur raisin plus cher aux grandes marques que le prix du kilo, dès lors que la qualité le permet, moins sans doute par altruisme que pour garantir l’approvisionnement des meilleurs crus et satisfaire une demande en augmentation constante. Car le chocolat a connu au cours du XXe siècle une multiplication de sa consommation par vingt cinq ! Il a depuis longtemps investi les domaines de la confiserie et de la pâtisserie, le monde privilégié de l’enfance. Et il n’est pas de restaurant de qualité qui ne présente sur sa carte, un ou plusieurs desserts au chocolat. En revanche, hormis le ragoût de dinde pimenté au chocolat de la cuisine mexicaine, les recettes utilisant le chocolat comme ingrédient culinaire sont encore rares. Le chocolat est-il sauvé de la banalisation et de la course aux rendements ? Sans doute pas encore, mais chacun a pris conscience de l’équilibre fragile de la plante tout au long de sa longue histoire.
La passion de François Pralus
À Roanne, François Pralus a développé l’entreprise créée par son père en 1948 et s’est équipé pour torréfier lui-même les fèves des cacaoyers des meilleurs terroirs. Ce grand professionnel passionné aime la comparaison du chocolat avec le vin, explique Fati, responsable de sa boutique rue Rambuteau à Paris : « Comme pour les grands vins, on peut parler de crus de cacao. Le venezuela grade-up a un petit goût fumé, le trinitario classe supérieure est boisé, puissant et légèrement acide. Fin et acide, le cacao de Madagascar dégage des saveurs de fruits rouges… »
Tout commence par la torréfaction des fèves séchées, étape très importante pour développer les arômes du cacao. Les fèves sont ensuite concassées et broyées. « Il faut une torréfaction lente, douce, pas trop violente mais assez longue, dit-il. » Après avoir mélangé les différents ingrédients, viennent les étapes d’affinage, de conchage, de tempérage et enfin le moulage qui va donner sa forme finale au chocolat. La série des 18 crus pure origine (chocolat 75 % cacao, sucre, pur beurre de cacao, lécithine de soja sans OGM) est aussi comparable au vin, dont on sait qu’en fonction de la saison, telle ou telle bouteille est idéale à boire pendant quelques semaines. Ainsi, un cru du Brésil (75 %), dont il importe d’avoir en bouche un carré bien découpé afin de le laisser fondre pour en apprécier les arômes exceptionnels. L’accord de ce cru brésilien peut se faire avec des vins mutés : Maury, Rivesaltes ou même un Byrrh Vintage, mais nous l’avons dégusté avec une bouteille « Le Temps Retrouvé » 2012 de Michaël Georget, vigneron « nature » à Laroque-des-Albères (Pyrénées-Orientales), assemblage de grenaches différents en harmonie totale avec cette tablette.
À noter le prix de la tablette : 4,90 € (100 g). François Pralus a aussi créé à Madagascar une plantation de 17 hectares dédiés au criollo, la plus rare des variétés de cacao : « En 2003, je suis tombé amoureux de l’île de Nosy Be, surnommée l’île aux parfums, au Nord-Ouest de Madagascar au milieu des ylangs-ylangs, des vétivers, des poivres et des vanilles… » Aujourd’hui, la plantation et l’atelier emploient une cinquantaine de personnes.
Artistes en chocolat
Le prochain Salon du chocolat (Porte de Versailles à Paris) se tiendra du 28 octobre au 1er novembre 2015. Il est plaisant de voir s’y affronter différentes écoles parmi les chocolatiers en vogue. Jean-Paul Hévin fut pendant douze ans pâtissier auprès de Joël Robuchon avec qui il apprit, jour après jour, que le goût s’inscrit dans une unité de civilisation et se nourrit d’usages remémorés. Affable, discret et sûr de ses choix, Jean-Paul Hévin est devenu chocolatier d’officine par passion et parce qu’il partageait cette certitude du compagnonnage acquise auprès du grand chef étoilé.
Pierre Marcolini, d’une famille d’origine italienne fixée en Belgique depuis trois générations, est un homme jeune et dynamique, à l’enthousiasme communicatif. Il inscrit son travail sur le chocolat dans une sorte de refondation de la filière, car il ne se contente pas des produits du marché fabriqués par l’industrie. Il sélectionne sur place le criollo du Mexique (le fameux porcelana) et importe ses fèves. Son manifeste est le Carré2 Chocolat qui libère des arômes floraux de rose et de jasmin. Les puristes souhaiteront peut-être une texture plus croquante et un soupçon d’amertume pour justifier le qualificatif de « brut », emprunté au Champagne. Vosgien arrivé à Paris par hasard aux premiers temps de la jeunesse et devenu cuisinier par nécessité, Jacques Génin se définit comme un autodidacte, un sans-papiers de l’intérieur.
Patrick Roger, confiseur à Sceaux, a désormais pignon sur rue à Paris, où quelques-uns raffolent de ses tablettes de chocolat noir (Brut, Étreinte, Rare). Tout un programme ! Alain Ducasse est entré dans l’univers du chocolat en créant de toute pièce, une chocolaterie rue de la Roquette à Paris.
L’art du chocolatier se caractérise par son indifférence à la nécessité, mais exige de ses adeptes le patient apprentissage d’un savoir-faire, une bonne dose de modestie et beaucoup de ténacité. Aujourd’hui, des travaux scientifiques vantent la théobromine, douée de propriétés stimulantes et de sels minéraux que le chocolat contient. La Faculté approuve, les diététiciens tolèrent, la ville se régale. Méfions-nous cependant. Madame de Sévigné cite le cas de « la marquise de Coëtlogon (qui) prit tant de chocolat étant grosse, qu’elle accoucha d’un petit garçon noir comme le diable… » Son majordome venait-il des îles ?
Le chocolat est toujours un objet de passion.
Jean-Claude Ribaut