Les 40 millions de canards gavés chaque année ne produisent pas tous un foie gras d’exception. Quête de rentabilité, perte de certaines notions comme la saisonnalité et démocratisation abusive d’un produit noble fait pour le rester : tous ces éléments font que les épiciers fins sont amenés à sélectionner très rigoureusement les produits qu’ils vont choisir de mettre en rayon. Leur réputation en dépend.
Avec des prix qui flirtent parfois avec celui du pot de rillettes, la grande distribution malmène le foie gras de canard sans trop d’état d’âme. C’est la loi du genre. Et même si cette spécialité bien française qui plaît tant à la reine Elizabeth II d’Angleterre, est toujours considérée comme un produit haut de gamme par une majorité de consommateurs avertis, les nouvelles tendances tarifaires particulièrement agressives peuvent semer le trouble lorsque, pour un même grammage, le prix demandé peut varier de 1 à 4.
On peut comprendre l’inquiétude des épiciers fins qui doivent plus que jamais se montrer capables d’argumenter sur la valeur ajoutée de ce produit qu’ils proposent dans leurs commerces, pour l’essentiel en conserve puisque la vente de foie gras mi-cuit ne concerne que les professionnels équipés de meubles réfrigérés. C’est donc autour de cette conserve que le dialogue va s’engager. Partant des conditions de vie du canard – sujet sensible, cheval de bataille de certaines associations anthropomorphistes – pour aboutir à des demandes de conseils en matière de conservation, de service ou de dégustation, le sujet est vaste, souvent confus dans l’esprit du public, et il est indispensable d’être suffisamment armé pour répondre à toutes les curiosités.
IL Y A FOIE GRAS ET FOIE GRAS…
La première notion à partager avec votre clientèle portera sur l’identification du foie gras. Elle pourra prendre la forme d’une mise en garde tant les différences – et les déceptions – peuvent être grandes si l’on accepte de faire des concessions sur la qualité au profit du prix. Car il n’y a pas de mystère et pas ou peu d’escroquerie en la matière. Une conserve de foie gras de canard bon marché correspondra toujours au foie d’un canard élevé rapidement (trois semaines) et gavé tout aussi vite, même brutalement.
En réduisant ce temps qui va de l’éclosion à l’extraction du foie, certains producteurs peu rigoureux gagnent à l’évidence sur le prix de revient de l’animal. Avec les conséquences que l’on sait sur le produit final – trop petit, abîmé, terne, trop sec ou trop fondant et surtout sans nuance gustative – et bien entendu sur le bien-être de l’animal élevé en masse et truffé de substances médicamenteuses. Sans parler de la mise en conserve (bocaux, boîtes) qui aura fait l’objet de traitements particuliers à base de conservateurs, d’antioxydants et « autres douceurs » certes autorisées mais pas franchement recommandables.
La pire des versions « low cost » étant le foie gras issu de canettes qui doivent impérativement être exclues du circuit puisqu’elles donnent des foies gras veineux et peu présentables. On le sait pourtant, certains pays de l’Est comme la Bulgarie – même s’ils ne sont pas les seuls – s’en sont fait une spécialité.
QU’EST-CE QU’UN BON FOIE GRAS DE CANARD ?
Un foie gras de grande qualité est un foie extrait d’un animal dont on aura respecté tous les cycles de production. Et cela commence à la couvaison !
Idéalement issu d’une femelle cane de Pékin et d’un mâle de Barbarie, le caneton sélectionné est toujours un mâle hybride : un mulard ; les femelles seront élevées dans un autre circuit pour leur viande.
« Chez nous, la sélection commence au couvoir, raconte Marc Auguin, responsable de production chez Ernest Soulard, avec pour finalité, des foies les plus homogènes possible et d’un poids de 550 grammes. Pour cela, il faut des canards bien charpentés. Il est donc important que les canetons soient livrés à l’éleveur dans les 4 à 5 heures suivant leur naissance. » La maison Lafitte a choisi de travailler avec des éleveurs qui font du canard et d’autres activités agricoles. Un planning leur indique le nombre de canards à livrer chaque année. À eux de les conduire à l’abattoir le jour J et une prime leur sera allouée sur la base d’une grille d’évaluation qualitative.
Ainsi, dès ses premières heures, le caneton doit pouvoir bénéficier du confort de sa poussinière où il va être élevé au chaud, à une température ambiante d’environ 28 degrés, avec de l’eau à volonté, une alimentation en granulés concassés très fins afin d’être consommée rapidement et uniquement à base de céréales (principalement maïs, blé, pois) et de soja pour les protéines. « Cette période d’élevage qui va durer chez nous 12 semaines commente Marc Auguin, est essentielle pour la qualité finale du foie. Il est indispensable qu’elle débute dans les meilleures conditions si l’on veut obtenir à l’arrivée, un beau canard de 4 à 4,2 kilos en poids vif, avec une bonne préparation à l’engraissage, c’est-à-dire un bon développement de son jabot qui lui permettra d’absorber ensuite pendant 12 jours, entre 9 et 9,5 kilos de maïs. » Naturellement, seuls les animaux sains produiront un bon foie gras et la maltraitance (mortalité, foies non présentables…) serait ici contreproductive.
UN ÉLEVAGE SUIVI DE TRÈS PRES
Dans les 3 ou 4 premières semaines, le caneton va être élevé à l’intérieur d’un bâtiment où l’éleveur va s’attacher à obtenir son développement maximum. Après cette première période, le jeune palmipède aura la possibilité d’évoluer sur un parcours herbeux à l’abri (si possible) des prédateurs. Il est important que ce parcours soit ombragé. « Il faudra une quinzaine de jours au canard pour qu’il s’habitue au biotope extérieur, nous dit Marc Auguin.
Il peut consommer de l’herbe à volonté tandis qu’à l’intérieur, l’éleveur lui fournira toujours la même alimentation à base de céréales. Mais plutôt que de le nourrir toute la journée, il l’alimente sur un laps de temps quotidien réduit entre 5 et 6 heures pour bien le préparer au gavage. » Peu d’animaux restent alors sur la touche et les plus faibles sont réorientés vers la filière viande.
UNE ALIMENTATION SURVEILLÉE
Si tous les canards sont engraissés au maïs, tous les maïs ne se valent pas. On préfèrera un maïs correspondant à des semences précoces (mars ou avril) sur des terrains bien irrigués. Une fois récoltés, les grains sécheront lentement pour ne pas détériorer la qualité de l’amidon.
DIFFÉRENTES MÉTHODES DE GAVAGE
Au cours de la période de gavage qui sera fait manuellement ou avec une machine dont l’embout doit être en matière souple pour ne pas blesser l’animal, l’alimentation reste la même : du maïs, rien que du maïs. Toutefois, celui-ci peut être servi intégralement broyé (mélangé d’eau), partiellement broyé ou en grains ; cette dernière formulation nécessitant un appareillage un peu différent.
DES CONDITIONS DE VIE OPTIMALES
La température ambiante du bâtiment abritant les canards est importante pour leur bien-être et donc pour leur croissance. Pour optimiser celle-ci, la plupart des éleveurs professionnels bénéficient de bâtiments régulés aussi bien au niveau de la température, que de l’hygrométrie ou du renouvellement d’air. Cet équipement – coûteux – permet de produire du foie gras toute l’année. Il ne se retrouve donc pas toujours dans certaines petites exploitations où l’élevage du canard est une activité complémentaire.
« Dans certaines fermes, nous raconte un professionnel sous couvert d’anonymat, certaines granges ne sont pas ventilées et des rats se promènent parmi des lots de 300 ou 400 canards et deux tas de fumier. On n’est pas toujours en phase avec les bonnes conditions sanitaires que l’on doit aux animaux. » Si le manque d’hygiène est donc parfois reproché à certains petits éleveurs mal ou peu équipés, d’autres critiques peuvent être faites aux gros industriels qui, de leur côté, jouent sur tous les tableaux pour obtenir – au détriment de la qualité – une meilleure rentabilité.
Et le meilleur moyen de gagner de l’argent, c’est de jouer sur le temps en gavant par exemple les canards de 10 semaines alors que leur croissance n’est pas totalement achevée et bien sûr, en raccourcissant la période de gavage. Ce qui n’est possible qu’en brutalisant les animaux auxquels on va imposer dès les premiers jours, entre 280 et 300 grammes de pâte de maïs au lieu des 220 ou 230 grammes recommandés.
Abattus après 19 ou 20 séances de gavage, l’animal ne sera pas au mieux de sa forme et son foie n’aura pas fière allure, mais son coût de production sera moindre. C’est ce que vos clients à la recherche d’un bon produit doivent savoir et comprendre. En achetant du foie gras bas de gamme, ils se privent non seulement d’un produit de qualité mais encouragent des méthodes de productions discutables. Et prêtent ainsi le flanc aux campagnes de déstabilisation du secteur menées par les associations végétariennes que l’on imagineraient plus utiles dans le combat contre les OGM.
UN AUTHENTIQUE SAVOIR-FAIRE
Une fois abattu selon les règles, plumé, lavé, le canard va passer entre les mains d’un expert en éviscération. L’étape est importante. À ce stade, le canard est encore chaud et il faut une vraie maîtrise du geste pour ouvrir le volatile sans abîmer le foie et l’extraire avec dextérité. Une fois prélevé, celui-ci sera pesé, examiné de près et en fonction de son aspect, l’éleveur (sauf chez les producteurs éleveurs) se verra généralement attribué une prime de qualité pouvant aller de 15 à 20 % de sa rémunération de base. C’est ce qui s’appelle une invitation à bien faire. Dans les fermes, la production est plus aléatoire et seule une partie des foies (entre 40 et 60 %) seront retenus pour la production de terrine de foie gras de canard entier.
LA BONNE RECETTE ?
Additifs, conservateurs, antioxydants ? Les épiciers fins auront à cœur de sélectionner des foies gras les plus naturels possible. « Le classique foie gras de canard entier, sans artifice, sans alcool, peu assaisonné afin de se révéler, reste ce qui marche le mieux » confie Julie Puyssegur dont l’entreprise exploite six boutiques en France. Il présente également l’avantage de se conserver jusqu’à quatre années après sa fabrication. «
Nos produits bénéficient de six mois de maturation permettant au foie gras de perdre un peu son goût de cuisson », précise Julie Puyssegur. En conserve, le produit va se bonifier avec le temps, les parfums devenant plus goûteux, plus délicats. Une bonne terrine de foie gras de canard arrivera à son apogée au bout de deux ans à condition d’avoir été conservée entre 16 et 20°, à l’abri de la lumière. Le foie gras peut être associé à un produit noble comme la truffe ou le piment d’Espelette mais pour conserver l’appellation, il ne doit pas dépasser le stade de l’assaisonnement.
Une problématique qu’a dû gérer le Médaillon Corrézien dont les foies gras de canard sont pourtant sans colorants, sans arômes artificiels ni chimiques. Et pour mettre en avant ses recettes créatives, André Ourcet, responsable de cette entreprise, a dû inventer sa propre appellation : Les Pluriels de Foie Gras. « Cela nous a permis d’innover, commente ce producteur, en proposant par exemple une terrine de foie gras de canard au piment d’Espelette dans laquelle on incorpore une réduction de piment piquillo, un foie gras à la pistache ou encore au sel rose d’Himalaya travaillé avec les baies de Goji. »
ENGAGER LE DIALOGUE AVEC LES PRODUCTEURS
Les éléments de distinction d’un bon foie gras étant posés, reste la question cruciale : où trouver ces informations ? Malheureusement, pas sur les étiquettes car en dehors des indications d’origine ou de labels et des obligations légales (conservateurs…), elles restent pour l’essentiel assez discrètes. « L’idéal étant que l’épicier fin engage le dialogue avec les producteurs, conseille André Ourcet. Qu’il n’hésite pas à lui poser des questions comme celles portant sur l’élevage. Chez nous, poursuit le producteur, les canards > Le terme géographique dans la dénomination de vente doit être au minimum aussi grand que les autres termes de cette dénomination. ont quatre mois d’élevage et sont à maturité sexuelle lorsqu’ils sont abattus.
Les foies gras font l’objet d’un tri minutieux mais toutes ces informations ne figurent pas sur nos étiquettes. Il faut travailler avec des maisons sérieuses, enchéri Jean-François Vaucelle d’Alimentation Fine de France, et revenir aux fondamentaux : du maïs en grain exclusivement, pas de médicaments et des canards auxquels on aura donné le temps. » Pour ce professionnel, le foie gras est une affaire de savoir-faire humain, pas de machines.
« Il y a une vraie relation qui s’établit entre le canard et son gaveur et ce ne peut pas être quelque chose qui est fait à la chaîne. Pour les conserves, ajoute-t-il, je recommande des grammages qui ne soient pas inférieurs à 180 sinon on prend des risques avec la sur-cuisson. » Objet de mille passions, le foie gras ne peut décidément pas laisser les puristes indifférents. Les épiciers fins peuvent être rassurés : ils trouveront toujours quelqu’un à qui parler de cette spécialité qui fait débat. Notre dernière recommandation : après avoir usé des filtres évoqués, goûtez et goûtez encore… Seul votre palais saura vous guider vers le foie gras unique que vous aurez à cœur de recommander à vos clients.
Bruno Lecoq