Breuvage millénaire aux multiples méthodes de dégustation et aux expressions gustatives complexes, le thé révèle comme le vin, autant de variations aromatiques qu’il possède de terroirs et de méthodes de fabrication différentes. Il véhicule en outre une notion de bien-être, notamment parce qu’il est source de vitamines et d’antioxydants. “C’est cette image à la fois savoureuse et vertueuse qui fait que les cuisiniers ont de plus en plus envie de le travailler”, explique d’emblée Lucas Felzine, chef des deux restaurants parisiens Fitzgerald et Abstinence. La tentation est d’autant plus grande que le produit révèle une assez grande souplesse en cuisine. “Le thé offre réellement un nouveau monde à explorer, il n’est pas forcément nécessaire d’être spécialiste. Il suffit de connaître la gamme aromatique du thé utilisé et de le préparer dans les règles de l’art.”
Or, si les perspectives culinaires ouvertes sont inédites, elles sont également totalement nouvelles. Car contrairement aux idées reçues, les accords mets-thés n’existent pas ou peu en Asie. La cuisine chinoise par exemple, à la fois ronde et riche en parfums et arômes, n’offre aucune place à une boisson qui viendrait en prolonger les saveurs. Dans la tradition, on boit du thé uniquement en fin de repas, pour se rafraîchir. Idem pour la cuisine japonaise même si les pratiques évoluent depuis le début du 20e siècle (voir encadré). “Boire et accorder le thé sont deux choses totalement différentes. En Asie, le thé est consommé toute la journée y compris en mangeant, mais sans jamais chercher d’accord avec l’aliment dégusté. À l’inverse, en Occident, même si nous buvons moins de thé, notre culture des accords mets-vins nous invite à chercher la résonnance sensorielle entre thés et aliments”, confirme Carine Baudry, aromaticienne, expert dégustateur et membre de QuintEssence.
Les accords mets-thés : une histoire récente…
Inutile donc, d’un point de vue strictement gastronomique, de s’inscrire dans un registre culinaire asiatique pour légitimer des accords entre mets et thés. Tout est possible ou presque et toutes les cuisines peuvent se prêter au jeu. À condition de faire preuve de créativité bien sûr… “L’acidité que l’on retrouve souvent dans la cuisine italienne via l’utilisation des vinaigres et des agrumes va très bien rebondir sur les thés bleus que sont les oolong, tandis qu’un thé noir assez puissant viendra tempérer la chaleur voire la brûlure de certaines cuisines épicées comme celles que l’on peut consommer au Mexique ou en Afrique. Enfin, le beurre et la crème que l’on retrouve fréquemment dans les plats classiques français vont capter avec précision tous les arômes d’un thé”, poursuit Lucas Felzine.
En France justement, l’idée d’associer thé et cuisine est née dans les années 1980, sous l’impulsion d’établissements comme Mariage Frères ou plus tard, sous celle de la Maison des Trois Thés dirigée par Yu Hui Tseng, la première femme maître de thé dans l’histoire de la Chine. Très vite, à partir du milieu des années 90, de grands chefs ou des pâtissiers célèbres comme Pierre Hermé et Jacques Genin leur emboîtent le pas. Guy Martin, Antoine Westermann, Pierre Gagnaire, Guy Savoy, Olivier Rœllinger ou encore Alain Passard, illustrent à quel niveau de compétence le thé a fait son entrée sur la plupart des grandes tables, au niveau des accords ou dans les préparations elles-mêmes. Mais si les toques étoilées ont ouvert la voie, essaimant jusqu’à la lointaine Asie, c’est vers d’autres terres qu’il faut se tourner pour trouver les signes d’une vraie tendance : vers les bistrots ou restaurants pour lesquels la cave n’est pas forcément omniprésente et où le thé trouve de fait, une place privilégiée voire complémentaire à celle du vin.
L’ouverture en 2009 du restaurant Yam’Tcha d’Adeline Grattard, a ainsi permis à l’univers des accords mets-thés de faire un grand bond en avant. Pour Chi Wah Chan, sommelier chez Yam’Tcha, le thé ne s’exprime jamais aussi bien que lorsqu’il est servi en harmonie avec les plats, tout comme le vin. “Pour moi, c’est une boisson complémentaire du vin. Comme lui, le thé doit se mettre au service de la cuisine pour accompagner l’expérience gastronomique. Plus subtil, moins puissant, il va toutefois offrir plus de souplesse et davantage de possibilités. Celui-ci va appuyer sur la saveur d’un plat sans l’écraser mais en la soulignant, et en offrant une plus grande longueur en bouche”, reconnaît-il.
Thé au bistrot ?
On l’aura compris, la tendance est là et le thé rivalise désormais avec le vin lorsqu’il s’agit d’accompagner un déjeuner ou un dîner. “Le thé possède une palette d’arômes aussi riche que celle du vin”, explique ainsi Lydia Gautier, ingénieur agronome, experte en thé et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet(1). Et de préciser, “Comme pour le vin, on part d’une plante, d’un terroir, d’un climat, d’une saison… d’où une richesse sensorielle similaire et un vocabulaire assez proche. On parlera ainsi de notes boisées, florales, fruitées…”
Si la palette d’arômes est aussi large, celle des couleurs est plus variée. Les plus connus sont les thés verts et les thés noirs, mais il existe aussi les thés blancs, les thés sombres (pu-erh) les thés bleus (oolong) ou encore les thés jaunes moins connus en Occident. Ces couleurs de thé doivent moins à la variété de théiers utilisés, également appelés cépages, qu’au travail effectué sur la feuille après la cueillette. Par exemple, un thé noir se différenciera d’un thé vert par son oxydation et sa fermentation, toutes les deux menées à leur terme. Pour les oolong, c’est le degré d’oxydation qui place le curseur. Les pu-erh quant à eux, se caractérisent par des notes automnales de champignon, de sous-bois et de terre humide. Enfin, le thé blanc qui ne subit aucune transformation en dehors du séchage, révèle des notes miellées, de foin frais et de fleur séchée.
Les professionnels s’accordent pour reconnaître que les thés bleus sont ceux offrant le plus de possibilités en termes d’accords. “Selon son degré d’oxydation, sa saveur tirera tantôt sur le végétal comme les thés verts, tantôt sur le boisé comme les thés noirs. Il offre ainsi toutes les possibilités d’accords spécifiques à ces deux couleurs de thé, sans compter une texture soyeuse qui lui permet de rebondir sur nombre d’aliments parmi lesquels les fromages, les poissons, les viandes blanches et la plupart des pâtisseries”, poursuit Carine Baudry.
Les principaux accords mets-thés
- Thé noir : association parfaite avec une viande ;
- Thé sombre : mix idéal avec champignons
- et gibiers ;
- Thé vert : accord tout en douceur avec
- poissons et pâtisseries ;
- Thé bleu : belle résonnance sur un grand
- nombre d’aliments, notamment les fromages ;
- Thé blanc : délicat à accorder sauf
- sur les poissons les plus fins.
Couleurs et arômes : une palette infinie
Séchés puis oxydés, les thés noirs s’inscrivent dans des registres d’accords plus étroits. Avec des fragrances légèrement animales et des notes vanillées pouvant évoluer vers des saveurs de fruits compotés, ils offrent néanmoins un mix parfait sur la plupart des viandes. Un yunnan apporte par exemple un surcroît de personnalité à un canard ou à un poulet tandis qu’un thé noir du Sri Lanka se révèle idéal pour réveiller un agneau ou un cochon. Il n’est pas interdit de tenter l’expérience avec d’autres types d’aliments. Lucas Felzine associe ainsi volontiers le thé noir à un bouillon de poisson. Enfin, certains thés noirs aromatisés comme l’earl grey qui comporte des notes d’essence de bergamote, se marient volontiers et fort logiquement avec tous types de desserts aux agrumes : tarte au citron, cake à l’orange…
Si les thés noirs révèlent une bonne partie de leur potentiel sur des saveurs carnées, les thés verts eux, s’accordent à merveille avec les produits de la mer. Frais, minéral et avec des notes de fruits à coque, le thé vert chinois vient appuyer de manière idéale sur l’iode d’un poisson ou d’un crustacé. Très tendance, les thés verts japonais ne sont pas en reste. “Moelleux et iodés en bouche, ils sont parfaits sur des sushis ou des sashimis mais également avec un grand nombre de produits de l’archipel : algues, légumes, fruits…” constate pour sa part Lydia Gautier. Certains thés verts japonais sont toutefois plus appropriés que d’autres. C’est le cas du bancha, thé le plus souvent servi pour accompagner un déjeuner ou un dîner. Le bancha hojicha qui désigne un bancha légèrement grillé pour en renforcer la saveur, est par excellence le thé servi dans les sushiya(2). Le genmaicha, étonnant mélange de bancha, de riz grillé et de maïs soufflé, est également très consommé au Japon. Particulièrement désaltérant et rafraîchissant, il figure au printemps et en été à la carte de la plupart des restaurants, quels que soient le type de cuisine pratiquée et le genre de mets servis : poissons, viandes ou légumes.
Thés à boire… et à manger !
Amélie Trouverie, gérante Il é’Thé Une Fois à Coutances (Manche)
“Mon épicerie qui propose une soixantaine de références sur le thé intègre un coin restauration.
Il m’est donc très facile de proposer des accords sur le thé que j’utilise volontiers par ailleurs comme ingrédient culinaire sur certains plats que je sers : lapsang souchong sur un poisson, thé noir sur un riz au lait… Ces associations sont très bien reçues par notre clientèle, souvent curieuse d’expérimenter de
nouvelles saveurs. Cela leur donne en outre l’envie de tenter l’expérience chez eux. C’est donc un moteur de ventes pour la boutique. Il est par ailleurs facile d’accompagner la clientèle sur la question des accords mets-thés. À la base, il est important de bien expliquer la palette aromatique de chaque thé, les possibilités d’associations viennent alors de manière assez logique finalement. Cette première sensibilisation peut ensuite être accompagnée
de conseils sur la manière de préparer le thé dans les règles de l’art. Enfin, tous ces conseils et informations peuvent être délivrés dans le cadre d’animations organisées en magasin.”
Paris, terre d’accords
Mais si toutes les couleurs de thé se prêtent a priori au jeu des associations culinaires, certaines se révèlent plus difficiles à accorder. C’est le cas du thé blanc dont les arômes légers, voire évanescents, complexifient son rapprochement avec nombre d’aliments. Cuisiniers et sommeliers de thé se rejoignent pour conseiller des accords avec les plats les moins marqués en termes de saveurs. Il y a toutefois thé blanc et thé blanc… “Le thé blanc est particulièrement difficile à travailler s’il est issu des premières cueillettes où il est en bourgeon. Ceux récoltés lors de la seconde cueillette, plus tard dans la saison, ont plus de caractère et offrent un fort potentiel sur les poissons”, soutient Chi Wah Chan (Yam’Tcha).
Si dix ans après l’ouverture du restaurant, les accords mets-thés sont toujours d’actualité chez Yam’Tcha, le champ d’expérimentation s’est élargi à d’autres établissements parisiens. À L’Assiette (Paris 14e), David Rathgeber relève ainsi au quotidien le défi d’associer thés et cuisine traditionnelle française. Mariage illégitime a priori mais au final plein
de sensualité, le chef jouant avec subtilité sur les décalages. Celui d’un thé fruité venant rehausser la saveur d’une côte de veau ou encore celui d’un thé vert japonais dont la végétalité caresse avec force l’iode d’une crevette Obsiblue de Nouvelle-Calédonie. Comme chez Yam’Tcha, ces étonnants accords sont le fruit de rencontres. Nadja L. Leury, compagne de David Rathgeber, est en effet importatrice de thés. “Avec ces propositions, nous fusionnons nos deux savoirs ; les thés choisis par Nadja viennent tempérer
le gras des plats, apportent de nouvelles saveurs à ma cuisine”, explique ainsi le chef de L’Assiette.
A contrario, Lucas Felzine officie en solo au Fitzgerald et sélectionne lui-même les thés donnant la réplique à ses plats. “Je travaille avec des thés pure origine. Peu transformés, ils conservent leur arôme naturel”, précise le chef. Tout aussi fragiles que subtils, ces thés nécessitent une préparation particulière lorsqu’il s’agit d’accorder un plat. “On va augmenter légèrement le dosage et infuser sur une durée plus courte, ce qui permet d’avoir des arômes plus présents tout en mettant de côté les tanins souvent source d’amertume.” Lucas Felzine parvient ainsi à offrir le meilleur d’un pu-erh sur du fromage et à livrer l’essentiel d’un bancha sur une pâtisserie.
Le thé comme ingrédient culinaire Si le thé propose d’étonnants accords avec la plupart des cuisines du monde, il peut lui-même constituer un ingrédient culinaire à part entière. Ici, Guy Martin du Grand Véfour, revisite le fameux œuf marbré de la cuisine chinoise en le faisant macérer toute une nuit dans du thé noir de Chine grand sichuan avant de l’agrémenter de cannellonis aux poireaux, de nouilles udon(3) et d’une sauce yaourt au wasabi. Là, Stéphanie Le Quellec du restaurant La Scène à l’Hôtel Prince de Galles, utilise une préparation d’agar-agar au thé matcha pour relever un plat de langoustines. Bref, depuis une vingtaine d’années, de nombreux chefs occidentaux mènent des expériences dans ce sens et créent de nombreuses recettes toutes aussi innovantes que savoureuses. Au restaurant de L’Hôtel du Port à Locquirec (Finistère), Yannick Le Beaudour utilise lui aussi le thé matcha pour réaliser un sorbet maison qu’il associe à une salade de fraises, le tout servi avec des éclats de biscuit au chocolat et une pincée de poivre de Sichuan. Pas d’astuces particulières pour la réalisation du sorbet lui-même, mais le secret du succès de la recette se situe en amont… “Il est nécessaire de surdoser le matcha afin qu’il concentre tout son arôme”, recommande ainsi le chef. Et de préciser, “On prépare dans un premier temps un sirop avec du sucre et de l’eau, le tout est mis à réduire une quinzaine de minutes à feu doux. Le matcha est ensuite ajouté puis la préparation mise à refroidir. Ne pas hésiter à laisser l’ensemble refroidir plusieurs heures, le thé développera alors moins d’astringence et d’amertume tout en conservant une bonne fidélité aromatique. Enfin, placer l’ensemble dans la turbine de la sorbetière et programmer pour 40 minutes.”
On l’aura compris, qu’il s’agisse d’accords ou d’utilisation en cuisine, tout est question de dosage. Mais pas que… “Grâce à sa texture en poudre, le matcha est facile à utiliser, mais pour tirer toute la richesse aromatique d’un thé en feuilles en vue d’un usage culinaire, une infusion à froid de plusieurs heures – voire une nuit entière – peut être nécessaire”, nuance Lydia Gautier. C’est d’ailleurs ainsi que procède Yannick Le Beaudour pour sa recette de légumes au lapsang souchong. “Je fais une infusion à froid que je laisse au frigo toute la nuit. Je l’utilise le lendemain comme bouillon de cuisson pour mes légumes mais également comme sauce sur les saint-jacques qui les accompagnent”, détaille le cuisinier.
De Paris à Milan, le thé sur tous les fronts…
Le chef italien Giovanni Ruggieri, du restaurant Refettorio à Milan, pousse l’expérience un peu plus loin, en convoquant en cuisine les meilleurs thés verts chinois et japonais. Si le cuisinier avoue être uniquement guidé par ses goûts personnels, il ne s’en remet pas moins à quelques “critères de base permettant de lier harmonieusement les saveurs distinctives de chaque aliment avec le thé le plus adapté.” À l’image de David Rathgeber (L’Assiette), Giovanni Ruggieri raisonne souvent par contraste ou par décalage. “Si par exemple, l’aliment est onctueux et gras, le thé doit être frais et légèrement astringent”, poursuit-il. D’où cette extraordinaire recette de risotto au thé long jing parsemé au moment du service de quelques jeunes pousses de radis rouge. Au Refettorio, les essais et les expériences permettent de trouver chaque jour un juste équilibre et souvent d’innovantes assiettes, elles-mêmes à l’origine de nouvelles sensations. “Il s’agit toujours d’arriver à un délicat équilibre sensoriel qui peut être obtenu par contraste mais également par affinité.” La soupe de thé vert genmaicha proposée à Milan tape ainsi dans le mille. Parmi les légumes et légumineuses qu’elle contient, les germes de blé – ajoutés en fin de cuisson – prolongent en effet parfaitement la saveur typique des céréales grillées contenues dans le thé.
À Paris, William Ledeuil (Ze Kitchen Galerie, Paris 6e) invite lui aussi le thé vert japonais à sa table. Sa ligne directrice ? Des produits simples, des cuissons millimétrées au plus court, le tout rehaussé de toute la palette des saveurs de l’Asie du sud-est y compris celles du Japon. “Ce qui m’importe, c’est la sensation de fraîcheur en bouche, souvent apportée par des notes acides certes, mais qui peut également comporter du sucré, du salé, de l’amertume, l’ensemble jouant finalement sur toutes les dimensions”, confie le chef. Le thé vert japonais participe pour lui de cette recherche d’universalité gustative. À l’image de cette saint-jacques sur laquelle William Ledeuil apporte l’acidité du yuzu, la douceur d’une émulsion de chou-fleur et la tempérance amère-iodée d’une confiture de nori au thé matcha. “Le thé se situe pour moi dans le registre des assaisonnements et cette alliance entre la nori et le matcha permet d’approcher une certaine sapidité pouvant rappeler l’umami”, explique le cuisinier qui, sur la base d’infusions de thé grillé, réalise également de savoureux bouillons.
On l’aura compris, le thé est partout, sur toutes les tables et dans tous les pays où se jouent de nouvelles expériences pour lier gastronomie et art du thé. Carine Baudry attire toutefois l’attention sur certains écueils à éviter. “Si tous les thés sont susceptibles d’accompagner une assiette ou même de s’y intégrer, leur utilisation doit rester discrète. Le thé doit en effet venir surligner la saveur d’un aliment sans jamais s’y substituer. Autrement dit, il doit rester à sa place… Savoir rester un protagoniste essentiel de la table sans jamais la présider.” Une pensée à méditer et à infuser.
Laurent Feneau
- Dernier ouvrage de Lydia Gautier : “Portraits de thés. Voyage dans 40 pays producteurs”, Éditions Delachaux et Niestlé.
- Sushiya : restaurant de sushis en japonais.
- Udon : nouilles de blé japonaises.