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Olivier Roellinger : “Nous sommes des passeurs de saveurs”

Chef emblématique des Maisons de Bricourt, à Cancale, Olivier Roellinger est devenu la référence dans le monde des épices qu’il a su magnifier par des créations de mélanges qui séduisent les gastronomes du monde entier. Cuisinier inspiré, aubergiste, épicier au sens noble du terme, cette personnalité au parcours atypique se raconte dans cette interview exclusive où la passion est omniprésente.

Chacun connaît votre passion pour les épices : d’où vous vient cet intérêt ?

Olivier Roellinger : J’ai eu la chance de naître à Cancale dans une maison du XVIIIe siècle qui avait été construite par des chasseurs d’épices, la famille de Bricourt, et j’ai su, dès l’âge de 11 ans, que Surcouf avait joué enfant dans cette maison. Partager les mêmes cachettes que ce corsaire de légende a développé mon imaginaire. Et puis tout me prédisposait aux épices. D’abord, mon grand-père maternel, Eugène Chouan, était le plus important grossiste en épicerie de la Bretagne. Il était installé à côté de Rennes et disposait de 43 Citroën pour livrer toute la région, qui comptait alors, ce qui n’est pas rien, autant d’épiceries que de cafés. Dans ses vieux entrepôts, j’ai des souvenirs de parfum de poivre mêlé à de la cire, un peu de café, de muscade, de girofle : tout ça m’a forgé. Tout comme le grand placard rempli d’épices que mes parents rapportaient de leurs nombreux voyages. Cela fait partie des souvenirs que l’on empile durant son enfance, période où l’on se fabrique une bibliothèque olfactive et gustative.

Est-ce ce qui vous a conduit vers la cuisine ?

O. R. : À l’origine, j’avais fait le choix de m’inscrire aux Arts et Métiers pour devenir ingénieur chimiste. Malheureusement, à 21 ans, j’ai été victime d’une tentative d’homicide, mes agresseurs m’ont laissé pour mort. Je m’en suis sorti de justesse et, pendant ma convalescence à Cancale, j’ai découvert de nouvelles perspectives en recevant chaque fin de semaine des amis avec qui nous faisions de grandes tablées. Non seulement j’ai pris conscience que la vraie richesse c’est le partage, mais j’ai trouvé le moyen d’expression que je cherchais dans la cuisine. Avec Jane, qui est devenue ma femme, nous avons décidé d’ouvrir une table d’hôte en avril 1982.

Retrouve-t-on alors les épices à votre table ?

O. R.
: Oui. En février 1982, le frère d’une amie, qui est aujourd’hui le conservateur du musée de Saint-Malo, me parle de la Compagnie des mers du Sud qui doit devenir la Compagnie des Indes françaises. On est sous Louis XIV et il commence à me raconter tout ce que l’on trouvait alors à Saint-Malo. Il évoque les soieries,
les cotonnades, les teintures et me révèle que l’on trouvait à cette époque pas moins de 14 épices venues de Chine, des Indes, du Moyen-Orient et enfin du Nouveau Monde comme la vanille et le piment… Tout ça me fascine. Nous sommes à la fin du XVIIe siècle et je comprends que la mondialisation est déjà une réalité alors que l’on n’a toujours pas les moyens de calculer la longitude ! J’ai donc décidé de m’emparer de ces 14 épices pour construire mon histoire.

Vous souvenez-vous de votre premier mélange ?

O. R. : Il s’agit de Retour des Indes, que j’ai associé à un saint-pierre et à un chou vert. C’est le premier plat qui a marqué. Ce n’est pas un plat exotique. J’utilise les épices comme des trésors rapportés autour de notre cheminée de granit.

Quand et pourquoi avez-vous commencé à commercialiser ces épices ?

O. R. : Les gens qui venaient au restaurant me demandaient souvent comment j’avais fait tel ou tel mélange d’épices et on finissait toujours par leur en offrir un petit sachet en fin de repas. Et puis c’est allé plus loin. Mon laboratoire est situé dans une rue de Cancale et, forcément, il en émane des odeurs. Ça sent bon. Les gens du pays ont pris l’habitude de pousser la porte pour nous demander de leur vendre nos mélanges pour en offrir à leurs amis. Nous avons donc commencé à en vendre dès 2004 et cela a marché de mieux en mieux. En 2006, j’ai réalisé que les gens nous connaissaient davantage par cette activité que par notre restaurant.

Comment vous êtes-vous rapproché des producteurs ?

O. R. : Durant nos vacances, notre plaisir était de naviguer en reprenant les voyages des grands explorateurs… Nous nous rendions directement sur place, en Malaisie, en Inde ou dans l’océan Indien et nous louions un voilier pour refaire une partie du parcours des riches armateurs, revivre leurs émotions. Arriver au petit matin à Cochin en se prenant pour Vasco de Gama, sentir les effluves de gingembre… On voulait vivre ça. Evidemment, au fil des années, on s’est liés d’amitié avec plein de petits producteurs. Ils nous ont appris énormément au niveau de la qualité, de l’excellence, de la botanique, des techniques de séchage, des méthodes de production… Et nous sommes devenus, au fil du temps, experts en épices.

Au début, nous en achetions peu : 15 ou 20 kilos à chaque fois, uniquement pour le restaurant. Et puis nous avons décidé de nous engager davantage, d’acheter des quantités significatives à des prix un peu plus responsables. On a commencé au Kerala, en Inde du Sud, toujours en association avec des ONG locales, puis on a fait la même chose au Sri Lanka, au Cambodge, au Mexique et à Madagascar. De 500 kilos, nos commandes sont passées de 1 à 5 tonnes. Nous avons appris beaucoup, ce qui nous a permis de devenir plus précis dans notre sélection.

Que pensez-vous du commerce équitable ?

O. R. : Tout comme le bio, je ne le revendique pas. 85 % de mes produits bio certifiés sur facture et davantage encore correspondent aux critères du commerce équitable, mais je considère que c’est mon problème. Sur la carte de mon restaurant je ne raconte pas quels sont les rapports que j’entretiens avec mon ramasseur de palourdes ou mon fournisseur de homards. La noblesse du commerce c’est de pouvoir acheter de la qualité à quelqu’un qui va pouvoir vivre de cette qualité. Si vous rognez sur les prix : soit le producteur meurt, soit vous l’obligez à tirer la qualité vers le bas. Cela dit, j’essaie aussi de vendre pas trop cher. Je n’ai pas de commerciaux, pas de responsable marketing, pas d’attaché de presse, pas de designer… Nous sommes une quinzaine à travailler pour cette seule activité.

Votre activité est quand même portée par votre notoriété ?

O. R. : Il ne se passe pas une semaine sans que je reçoive un mail d’un jeune qui sort d’une école de commerce et m’explique qu’il faut absolument que je me développe dans toutes les villes de France, que je sois à Shanghai, à Hambourg… Je ne donne pas suite.

D’abord parce que je ne peux pas augmenter les quantités que j’importe d’un simple claquement de doigts, ensuite parce que je ne suis pas dans cet état d’esprit, je n’ai pas de stratégie de développement. Je ne dis pas que je suis fermé à cette idée, mais que c’est une affaire de rencontres, d’opportunités. Je veux avancer à mon rythme.

Est-ce dans cet esprit que vous avez ouvert votre boutique rue Saint-Anne, à Paris ?

O. R. : J’y suis arrivé par hasard. Un ami m’a trouvé le fonds de commerce qui avait un sens et cela s’est fait en six mois. Nous y avons installé la première cave à vanille du monde, ce qui nous permet de proposer 18 grands crus.

Les épiciers fins peuvent-ils revendre vos produits ?

O. R. : Il doit y avoir en France 10 lieux qui le font, mais ce n’est pas ma quête. D’abord parce que nous ne disposons pas de quantités énormes, ensuite parce qu’iI y a un important travail de pédagogie à faire. On ne peut pas mettre 6 de mes mélanges dans de jolis petits pots sur de belles étagères en se disant que les gens vont en acheter parce que justement, comme vous le dites, Roellinger est connu. Je ne suis absolument pas intéressé par ce type de démarche. La bonne volonté ne suffit pas pour vendre des épices, il faut une vraie formation, une forme d’engagement.

Avez-vous un message à faire passer aux épiciers fins ?

O. R. : Vous leur dites que je les aime et que j’ai toujours plaisir à les rencontrer. Je voudrais aussi leur dire que je ne réponds pas à toutes les sollicitations et que je sais qu’ainsi je passe parfois à côté de gens extraordinaires… et cela me frustre énormément. Il faudrait que je devienne mon propre commercial, que je prenne mon bâton de pèlerin et que je fasse le tour de France des épiciers fins. Je ne peux pas fonctionner sans cette dimension humaine.

Comment vivez-vous cette frustration ?

O. R. : C’est difficile car j’ai toujours envie de rencontrer les gens ; je suis à l’écoute d’avis, de conseils, d’échanges. Faire comprendre que la symbolique des épices est très forte, c’est important. Pourquoi, par exemple, depuis la haute-Egypte, les hommes veulent-ils avoir des épices et pourquoi leur confèrent-ils autant de valeur ? Cela fait deux cents ans que l’on persuade les Européens que le bon se situe entre le gras, le sel et le sucre, alors que la nature nous offre une multitude de saveurs extraordinaires qui permettent de se nourrir différemment. Je pense que l’on peut s’émerveiller de la vie grâce aux épices, qui représentent l’autre, l’ailleurs, le différent, l’étranger. “Le marchand, qu’il vende des produits des quatre coins du monde ou de sa campagne, a une connaissance à partager, c’est un expert.”

Et sur le métier d’épicier fin ?

O. R. : Nous sommes des passeurs de saveurs et c’est un rôle essentiel dans un monde qui tend à se banaliser. Il faut les encourager, car ce sont souvent des indépendants qui ont une belle éthique. Il ne faut pas qu’ils se trompent, ce métier c’est quelque chose de compliqué, c’est un engagement : il faut réconcilier la nature et les hommes, la campagne et la ville. Alors que l’on parle beaucoup du lien direct entre le consommateur et le producteur, moi, je crois beaucoup au marchand, dans le sens noble du terme, à sa place dans notre société. Le marchand, qu’il vende des produits des quatre coins du monde ou de sa campagne, a une connaissance à partager, c’est un expert.

Propos recueillis par Bruno Lecoq

www.epices-roellinger.com 

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