Les artisans moutardiers sont unanimes : la demande pour des moutardes de spécialité augmente. Aux grands classiques de la gastronomie régionales se sont ajoutés quelques nouveaux acteurs qui ne ménagent pas leurs efforts pour relancer la culture des graines qui subissent depuis quelque temps, en Bourgogne comme ailleurs, une sérieuse baisse des rendements.
“Au départ, il s’agissait d’un hobby, je ne pensais pas en vivre un jour.” Vinaigrier depuis 2009 et producteur de moutarde depuis cinq ans à Aizac en Ardèche, Sylvain Petit s’étonne encore. Cet ingénieur agro, ancien cadre de l’industrie alimentaire, produit trois tonnes de moutarde par an, ce qui reste un petit volume même pour une moutarde haut de gamme. D’autres professionnels bien plus gros que lui conviennent que le marché de la moutarde gastronomique se porte bien. Dans le Limousin, la maison Delouis, qui élabore chaque année dix fois plus de moutarde que Sylvain Petit, voit son activité progresser “au rythme de 10 % par an”, confie son directeur général Gaël Brabant.
Si elle reste un condiment populaire, la moutarde est en effet “un marché qui monte en gamme et se segmente. La traditionnelle séparation entre moutarde de Dijon et moutarde à l’ancienne s’enrichit de nouvelles recettes aromatisées qui répondent aux attentes des nouvelles générations”, décrit Armelle Lefranc, en charge du marketing et de la communication de la moutarde Clovis à Reims. Les fabriques les plus anciennes, héritières des centaines de moutarderies qui parsemaient le territoire au XIXe siècle, diversifient leur offre avec des moutardes aux herbes, au moût de raisin, au miel et même, chez l’audacieuse Reine de Dijon, au curry et noix de coco, au mojito ou tandoori… Parallèlement, de nouveaux arrivants cherchent à faire leur chemin avec leur propre recette, à l’image de la Moutarde Cathare et de celle de Lautrec. Sylvain Petit confie recevoir “au moins un ou deux coups de fil par mois de gens qui veulent développer une moutarde régionale.” Ainsi, le peloton de notre “tour de France” des moutardes régionales devrait encore grossir dans les prochaines années…
Volontarisme bourguignon
Ce renouveau de la moutarde régionale, on le doit pour beaucoup aux moutardiers bourguignons, et plus particulièrement à la Moutarderie Fallot. La fabrique de Beaune en Côte-d’Or, a été à l’origine de l’Association Moutarde de Bourgogne (AMB) fondée il y a 22 ans pour créer l’Indication géographique protégée (IGP) Moutarde de Bourgogne. Le but ? “Nous réapproprier notre savoir-faire et notre terroir et relancer la culture de la graine de moutarde dans notre région”, relate Marc Désarménien, directeur général de Fallot. La moutarde de Dijon qui désigne partout dans le monde la catégorie de la moutarde tamisée, n’est en effet ni une marque ni un signe de qualité. Pire, l’Europe a même abandonné la culture de la graine de moutarde en l’excluant des subventions de la politique agricole commune, obligeant les fabricants français – qui produisent 90 % de la moutarde consommée en France (environ 95 000 tonnes par an) et la moitié des volumes européens – à s’approvisionner principalement en graines du Canada. Contre cette fatalité, Fallot a convaincu la multinationale Unilever (Amora) et les moutardiers allemands Kühne et Develey (alias Reine de Dijon), rejoints dans un second temps par la société rémoise Charbonneaux-Brabant (moutarde Clovis) ainsi que des agriculteurs du cru, de se regrouper pour obtenir l’Indication géographique protégée (IGP). L’AMB été créée en 1998. Il a fallu dix ans pour valider l’IGP, mais la filière a été relancée et une deuxième IGP de moutarde à l’ancienne est à l’étude.
Las, cette décennie de reconquête est aujourd’hui menacée par le réchauffement climatique et la baisse du nombre de pesticides autorisés. “Depuis trois ans, les sécheresses et la prolifération des insectes ravageurs a divisé presque par deux nos rendements”, déplore Fabrice Genin, agriculteur et actuel président de l’AMB. “Nous investissons avec AgroSup Dijon et l’INRAE dans la recherche de graines plus résistantes, mais la sélection d’une nouvelle variété demande cinq ou six ans. Seuls les traitements chimiques apporteraient des réponses rapides”, ajoute l’agriculteur. Résultat, “des 12 000 à 13 000 tonnes qui satisfaisaient 35 à 45 % des besoins des industriels bourguignons, la production annuelle a chuté à 5 000 tonnes.” Certes, l’IGP Bourgogne dont le besoin s’établit à quelques centaines de tonnes de graines seulement, est épargnée. Reine de Dijon dont les moutardes vendues en France sont toutes faites à partir de graines bourguignonnes, indique pour sa part avoir sécurisé ses approvisionnements pour cinq ans. Mais la Moutarderie Fallot a dû repousser sine die son projet de se fournir à 100 % en graines bourguignonnes en 2020.
La relève des autres régions
À l’échelle du marché français, les moutardiers sont toutefois de plus en plus engagés dans la culture locale. Domaine des Terres Rouges a mené en Alsace une démarche similaire à celle des Bourguignons et s’approvisionne à 80 % en graines cultivées dans un rayon de 35 kilomètres autour de son usine de Mietesheim (Bas-Rhin). “Nous avons l’objectif d’atteindre 100 % de nos besoins mais nous sommes soumis aux mêmes contraintes que les producteurs bourguignons avec en plus, une plus forte pression sur les terres”, indique Cédric Gassmann. Expérimentée par plusieurs moutardiers, la bio reste une aventure incertaine. Chez Delouis, l’entreprise la plus avancée dans le domaine, “les rendements sont très aléatoires”, ne cache pas Gaël Brabant. “Une partie de mon exploitation est en train de passer en bio mais pour la moutarde, je ne peux pas prendre le risque”, explique Antoine Delecour à la Ferme de la Distillerie où sont cultivées les graines de sa moutarde du Vexin. Ailleurs, les artisans s’en sortent parce qu’ils n’ont besoin que de quantités limitées, tel Ghislain Durand à Castelnaudary ou Sylvain Petit dont les graines sont produites par trois agriculteurs différents, ce qui lui permet de compenser une mauvaise récolte chez l’un par une meilleure chez l’autre. “La culture de la moutarde est une culture pointue. La variété fait partie de la recette mais ne suffit pas, c’est tout un itinéraire cultural précis qu’il faut mettre en œuvre. La moutarde est un véritable challenge, mécanique, gastronomique, de matière première”, conclut François Lorin de la Maison Clarance. Un défi face auquel les artisans français sont bien décidés à ne pas baisser les bras.
Olivier Costil